LA EMIGRACIÓN
FRANCESA EN CALAMOCHA
(1530-1791)
Emilio Benedicto Gimeno*
* Licenciado en Historia.
Bibliotecario en Calamocha.
Abril 2002
ISSN: 0214-1175
Table des matières
1 - La présence
française dans Calamocha
2 - Intensité et chronologie
de l'immigration
a) Le 16e
siècle
et les premières décennies du 17e.
b) La
deuxième époque, entre 1620 et 1669
c)
Entre les années 1670 et 1791
d) A la fin du 18e
siècle
3 - Les professions
des Français
4 - L'évolution
des métiers.
5 - Les marchands et les
chaudronniers
6 - Les aires de provenance
des émigrants
a) les émigrants auvergnats
b) les
marchands du Béarn
7 - Vie et mort de
l'émigrant
a) Quel accueil les
Calamochinos ont réservé aux émigrants ?
b) Quatre
dispositions testamentaires
8 - Les
réseaux de solidarité de l'émigrant
a) le commerce
de la laine et la transformation du cuivre
9 - Les compagnies
artisanales et marchandes
10- Évolution et
disparition du courant migratoire
NOTEZ : Les numéros que vous trouvez en
fin de phrase ou paragraphe correspondent à des notes
établis par l'auteur.A
ce sujet consultez la version originale.
Résumé : Calamocha a
été le lieu de destination d'un flux migratoire
originaire du territoire français arrivé aux XVIe
à XVIIIe siècles.
Dans cette étude la
présence française décrit dans cette
localité, l'intensité et la chronologie de l'immigration
; les professions dans lesquelles ils se sont spécialisés
en portant une attention spéciale aux marchands et aux
chaudronniers les compagnies artisanales et marchandes
créées ; les aires de provenance de ceux-ci ; son
adaptation et la vie en commun avec les villageois, l'évolution
et les motifs de la disparition d'un courant migratoire.
Les
Pyrénées, abruptes, offrent de nombreuses
difficultés pour la communication, mais cela n'a jamais
été une barrière infranchissable séparant
les populations d'Espagne et de France.
Ses ports (cols) et
vallées ont été témoins d'échanges
commerciaux constants, ont joué un rôle important pour
les petits marchants et les colporteurs qui essayaient d'obtenir de
réels bénéfices par apport à
l'inégalité des prix marchands en vigueur sur les deux
versants.
Mais de plus, quand les orientations économiques
et politiques étaient propices, de nombreux contingents humains
se sont déplacés à travers les
Pyrénées, en émigrant d'un pays à l'autre
à la recherche de conditions de vie meilleures qu'ils ne
pouvaient pas obtenir dans leurs lieux d'origine.
Évidemment, en pensant à ce flux migratoire, le premier
cas qui vient à l'esprit est l'image des vendangeurs espagnols
de milieu du XXe siècle montant avec les trains et en marchant
en groupes dans la campagne française, où ils passeront
quelques mois pour rentrer ensuite quand la campagne annuelle des
vendanges sera achevée.
Cependant, les flux migratoires
entre les deux pays, d'un point de vue historique, ont
été plus habituels en sens inverse,
c'est-à-dire que les
Français qui se sont déplacés temporairement vers
l'Espagne ont été beaucoup plus nombreux que les
Espagnols qui sont allés en France.
Depuis
l'époque médiévale, la population de la France a
grandi plus fortement que celle des royaumes péninsulaires ce
qui a provoqué un flux continu de Français vers le sud.
La Couronne d'Aragon a profité, avec une grande habileté,
de ces contingents français, très présents dans le
royaume, pour lutter dans un premier temps contre les musulmans et, par
la suite, pour repeupler le territoire occupé.
À
partir du XIe siècle les rois aragonais ont continuellement
sollicité le secours de leurs parents et de leurs vassaux de
l'autre côté des Pyrénées, ils leur ont
apporté soldats et machineries de guerre 1.
Pour
vérifier l'importance des troupes françaises dans ce
processus reconquérant il suffit de citer, entre autres, les
noms
de certains de ses chefs guerriers :
Gaston IV de Béarn, de
Raymond de Saint-Gilles, Guy-Geoffroy et Guillermo IX d'Aquitaine,
Thibaut de Semur de Bourgogne ou Guillermo de Normandie, 2.
L'expansion chrétienne pendant la période
médiévale serait impensable sans l'abondante
présence de ces troupes transpyrénéennes.
Des
colons français sont arrivés dans la vallée du
Jiloca, comme peut bien l'indiquer le toponyme Gascons, un endroit
inhabité qui était localisé près de
Calamocha.
Les autres localités seront remises, par
l'autorité juridictionnelle, aux nobles français qui ont
collaborés aux luttes, ou même à des couvents,
comme cela a été pour «Tornos», un poste aux
mains du monastère d'Oña en 1135 pour, par la suite, se
mettre à dépendre du monastère de Morimond 3.
La Guerre des Cent Ans et les dures épidémies de la Peste
Noire dont ont souffert les régions françaises pendant le
XIVe siècle ont arrêté le processus migratoire.
Tout le territoire méridional français, l'Aquitaine, a
perdu sa population, en devenant pratiquement désertique.
Sans excédents démographiques, il n'y a pas
d'émigration possible, au moins jusqu'à la fin du XVe
siècle, moment où ils ont récupéré
les niveaux démographiques du siècle
précédent 4.
Avec les siècles modernes le
mouvement migratoire des Français s'est accentué à
cause de l'inflation galopante dont ont souffert les prix et les
salaires en Espagne avec l'arrivée des métaux
précieux issus d'Amérique.
Pour les Français
il était très rentable de venir travailler dans
notre pays, en économisant un petit capital qu'ils
dépenseront par la suite dans leur pays natal, profitant d'une
vie encore bon marché.
Dans ce sens, les XVIe et XVIIe
siècles ont été témoins du
déplacement massif de migrants faméliques
français cherchant un travail dans ce côté des
Pyrénées. Pendant le 18e siècle le processus
migratoire continuera, mais étant plus sélectif,
limité à certains groupes professionnels et à
certaines régions françaises ayant une profonde tradition
migratoire.
Si nous analysons les destinations de ce
vaste courant migratoire, nous pouvons constater sa riche
variété.
L'Andalousie était
le centre économique de l'Espagne Impériale, parce que
ses villes étaient des points très attractifs pour
l'arrivée de marchands étrangers. 5.
La
Nouvelle-Castille, spécialement Madrid, l'abondance
d'une population mouvante et les possibilités de travailler et
de gagner de l'argent -tant pour les marchands que pour les
vagabonds
et les groupes marginaux- favorisait l'accumulation de forains
(tant
des Castillans originaires de proches localités, que des
Galiciens, des Basques ou des étrangers) 6.
L'Aragon
a été observé par les historiens avec beaucoup de
soins, et la proximité de la frontière a
facilité tout au long de l'histoire l'implantation des
émigrants et l'installation d'étrangers.
La
Catalogne est sortie du Moyen Âge avec un déficit
démographique très important, avec de nombreuses
contrées dépeuplées à cause des pestes et
des guerres ; elle a accueilli avec satisfaction toute une
main-d'oeuvre qui
était originaire
de l'extérieur. 7
Valence,
avec quelques contrées rurales très prisées par
des journaliers et des artisans français, et quelques villes
dans lesquelles abonderont les marchands 8.
Dans le royaume
d'Aragon la vie en commun des autochtones avec les Français est
habituelle depuis des temps très anciens, d'importantes
références documentaires ont été
conservées 9.
L'objet
de l'étude présente décrit la présence des
Français à Calamocha dans l'actuelle province
de Teruel, entre 1530 et 1791, en voyant comment évolue le flux
migratoire de cette localité au long de ces deux siècles
et demi 10.
La présence
française dans Calamocha
Il est pratiquement
impossible de donner des chiffres absolus sur les émigrants
français
qui ont résidé à Calamocha
pendant les siècles modernes. Nous manquons de recensements de
population, et les listes qui sont conservées n'indiquent pas la
provenance ou l'origine des habitants.
Une première source
à utiliser : les registres
paroissiaux conservés dans
l'Église.
Les registres de mariages commencent en 1530 et
ceux de défunts en 1528, quelques années avant que les
dispositions émanant du Concile de Trente ne les rendissent
obligatoires pour toutes les paroisses.
Les problèmes, qui
surgissent après avoir utilisé cette source documentaire,
ont été commentés par les divers auteurs, et nous
ne nous attarderons pas à les reprendre, 11
Dans les
registres plus anciens on ne mentionne pas toujours le lieu de
provenance des contractants, et encore moins celui des défunts.
De plus, les Français qui résident de nombreuses
années à Calamocha, et plus encore s'ils contractent
mariage dans cette ville, ont l'habitude de s'inscrire comme
habitants de celle-ci, sans que leur provenance étrangère
soit précisée.12.
Évidemment, nous trouvons
des noms de famille d'origine transpyrénéenne, mais qui
n'ont pas été inclus dans les listes de Français
pour ne pas avoir indiqué implicitement leur provenance. Comme
norme méthodologique, il a été seulement pris en
compte dans ces registres nominaux la nationalité parfaitement
signalée.
Les données obtenues dans les livres
paroissiaux ont été regroupées par
décennies.
Comme il peut être observé dans la
planche nº 1.
Un
premier calcul met en relation le nombre de Français
qui se sont mariés avec le total contractants (des mariages x2).
Cette méthode de travail est similaire à celles que
d'autres auteurs ont utilisé pour différentes aires du
royaume, ce qui nous permettra de réaliser les comparaisons
correspondantes.
Dans la deuxième statistique, les
défunts français seront liés au total
décès, en apportant une nouvelle courbe sur le mouvement
migratoire, en incluant dans celle-ci une facette temporelle.
Dans une première approche, les données obtenues montrent
avec surprise comment une quantité totale des
décès triple par rapport à celle obtenue dans les
livres de mariages 13. À première vue, il semble que
les Français venaient à Calamocha pour mourir, plus que
pour travailler.
Les possibilités de statistique pour une
personne qui décède dans une localité proche de la
vallée du Jiloca sont assez petites, et à l'exception de
l'existence d'un Hôpital (un refuge simple pour des passants),
aucun autre motif n'existe qui permette de comprendre la haute
mortalité d'étrangers.
L'explication n'est pas
aléatoire, alors d'autres motifs doivent exister, ce qui
explique ce déséquilibre statistique.
Certainement,
les données des registres paroissiaux de Calamocha
reflètent une réalité migratoire très
complexe, dans laquelle nous pouvons trouver toutes les variables
possibles :
- l'émigration définitive,
en rompant ou non avec le lieu d'origine;
-
l'émigration saisonnière, en venant année
après année en Aragon pour s'occuper de certains travaux,
- l'émigration temporaire, plus ou moins
longue, avec un retour postérieur en France; et même la
présence momentanée de marchands et les hommes d'affaires
français.
Il serait très intéressant de
distinguer ces différents types d'émigration, mais les
livres paroissiaux ne nous apportent pas cette information. Nous nous
limiterons pour le moment à poser une série
d'hypothèses pour nous rapprocher du problème.
-
1. Nous pouvons penser que lors du mariage entre un
français et une aragonaise, l'émigration devenait
définitive, l'étranger qui a trouvé un travail
stable et une femme en Aragon, décide de rester, bien que le
fait de se marier à Calamocha n'implique pas sa
résidence postérieure dans cette localité.
Normalement les mariages sont réalisés dans le
pays de la fiancée, en suivant les contractants au lieu
où ils avaient le travail.
Certains n'ont pu se rendre en
France pour célébrer la cérémonie, ou
changer de localité en Aragon, comme nous le montrent
quelques
exemples.
En 1632, Pierre Albarate, un
chaudronnier originaire de Méallet, s'est mariée avec la
calamochina Marie Guillén, pour peu de temps après,
partir vivre dans la ville de Daroca 14.
-2.
En argumentant de la même façon, nous pouvons pressentir
que les défunts inscrits dans les livres paroissiaux d'Aragon
qui ne s'étaient pas préalablement mariés
étaient identifiés avec les émigrants saisonniers
et temporaires, avec ces artisans, marchands et journaliers qui se
sont déplacés pour réaliser divers travaux, en
gagnant un argent qu'ils enverront dans leur maison en France ou qu'ils
rapporteront quand ils rentreront.
Cette population mouvante
pouvait être composée de journaliers agricoles, d'artisans
qualifiés ou de petits marchands et de colporteurs.
Certains avaient une famille
parfaitement constituée en France, composée de femme et
enfants, et si c'était le cas, ils n'aspiraient certainement
pas à s'établir en Aragon, bien que si l'affaire
fût bonne, ils pouvaient revenir année après
année, ou même passer de vastes saisons à Calamocha.
Cette distinction théorique nous ne la trouvons pas non
plus décrite avec clarté dans les sources,
déjà que nous pouvons trouver des émigrants
français résidant toute la vie en Aragon, sans
perspectives de rentrer dans leur lieu d'origine, mais qui après
ne pas s'être mariés n'ont pas laissé de
documentation à leur mort.
Certains étaient de
très jeunes hommes, logés chez l'habitant comme des
domestiques ou des bergers dans une maison de ses patrons, comme il
parait être le cas du "Gascon" de nom inconnu qui est
décédé en 1557 dans une maison de Mateo Fustero,
ou l'exemple d'Arnaut de Beos, d'un berger béarnais, mort en
1579 qui a vécu dans la maison de son patron, Joan Pez 15.
Nous ignorons combien ont pu avoir une résidence
définitive dans Calamocha puisqu'ils sont restés
célibataires, ils ne sont pas inscrits dans les autres livres
paroissiaux.
-3. D'autres groupes de
Français, peut-être plus clairsemés,
s'identifient aux passants très pauvres qui parcouraient le
royaume, en mendiant ou en travaillant au hasard où ils le
pouvaient. La faiblesse physique de ces indigents était
très grande, et ils ont été
fréquemment
les premiers à décéder en cas d'une grande famine
et d'épidémies.
Nous savons que huit des
français morts à Calamocha le sont à
l'hôpital, en agonisant et en mourant sans même ne
pouvoir
dire leur nom.
En
1631,
comme le rapporte le curé, un pauvre homme est mort à
l'hôpital. Il n'a pas reçu de sacrement parce que quand il
est arrivé déjà presque mort. Personne ne souvient
d'où il était. Il paraissait de nationalité
française. 16
La situation de Calamocha
sur la route qui liait Saragosse au Levant espagnol a facilité
la présence continue des mendiants étrangers.
En
chiffres absolus, nous pouvons considérer que la colonie
française établie à Calamocha, en étant
encore importante, n'a atteint à aucun moment, les niveaux qui
sont observés dans d'autres lieux du royaume. Comme il ressort
de l'étude de C. Lange pour l'ensemble de l'Aragon, les émigrants Français
ont surtout été trouvés dans l'actuelle province
de Huesca et dans la vallée de l'Ebro.
À
mesure que nous nous déplaçons vers le sud, leur
présence est plus petite et leur localisation est plus
dispersée.
Si nous nous regardons dans la planche nº 1,
l'immigration représentée par les Français qui
contractent un mariage est à peine significative. Au cours des
siècles modernes, ils représentent 0,6% du total,
et dans aucune
décennie, ni même dans les plus propices pour une
immigration, ils ont atteint 2,5%. Ces données restent
très loin de celles obtenues dans d'autres localités
aragonaises qui se sont approchées ou ont surpassé
à certains moments 10%, comme ce peut être à
Barbastro, Bidet, Sariñena, Ejea de los Caballeros et quelques
paroisses de Huesca et de Saragosse.
Dans le cas des
décès les pourcentages sont plus grands, surtout dans la
décennie de 1630-1639, moment où il dépasse 4%,
mais ne se rejoignent pas non plus les taux enregistrées au nord
de l'Aragon 17.
Les données de Calamocha s'approchent de
celles obtenues dans les registres paroissiaux de Daroca ou de Teruel,
chose logique, au vu de la proximité géographique de
ces trois localités.
Dans Daroca, d'un total 4 602
mariages, apparaissent enregistrés 105 conjoints français
entre les années 1536 et 1710 ce qui suppose à peu
près 1,1% du total, 18
À Teruel, entre 1550-1700, sur
1 351 mariages recueillis en ses paroisses distinctes, seulement 21
contractants étaient français. 19.
Les
émigrants français se sont préférablement
établis dans la moitié septentrionale de l'Aragon, en
choisissant surtout la province de Huesca et la vallée de l'Ebro.
Divers facteurs expliqueraient cette situation. En premier lieu, les
émigrants ne voulaient pas s'éloigner de la
frontière, pour faciliter les visites vers leurs lieux d'origine
ou le retour définitif si c'était nécessaire. De
plus, l'importance de l'immigration semble avoir une relation directe
avec l'importance du lieu d'accueil.
L'immigration française
se dirige vers les villes, spécialement Saragosse, et d'une
façon secondaire vers le monde rural, 20 ;
la plupart des
habitants et des villages des montagnes méridionales de
l'Aragon, y compris de la vallée du Jiloca, découvraient
l'arrivée de nouveaux habitants transpyrénéens.
Avec une écrasante domination des activités agricoles,
ces petits peuples ne possédaient pas de ressources naturelles
suffisantes pour se convertir en centre d'attraction qui faciliterait
l'établissement des Français.
Dans ce sens, Calamocha
a constitué une exception.
Intensité et chronologie
de l'immigration
Avec les données des livres
paroissiaux, on peut reconstruire quelques cycles migratoires qui
permettront de connaître comment a pu varier le flux migratoire
au long des années. En maniant des échantillons
statistiques très petits (33 mariages et 90 défunts sur
269 ans), nous courons le risque que toute modification simplement
conjoncturelle ou familiale (l'imprévisible émigration
massive de frères, de parents, d'amis, etc.) déforme
substantiellement les interprétations.
Pour éviter ce
problème nous avons croisé les courbes des mariés
et des défunts dans le graphique nº 1, en vérifiant
comment elles se complètent et s'avalisent mutuellement
c'est-à-dire les deux courbes marquent les mêmes cycles.
La courbe des décès établit une émigration
constante depuis le premier tiers du XVIe siècle à la fin
du XVIIIe. Ce courant n'est interrompu à aucun moment, bien
que se voit une lente diminution au cours du dernier siècle.
Pour
ce qui est des tendances matrimoniales elles sont beaucoup plus
irrégulières, mais peut-être est-ce dû au
propre manque de mariages.
Nous
trouvons le premier marié français, tardivement, en
juillet 1573, et il existe quelques décennies dans
lesquelles il ne se produit aucun mariage.
Malgré les
différences, il est observé clairement comment les
tendances marquées par les deux courbes sont très
similaires, en révélant le maximum aux mêmes dates
(1570-1639), et marquant les minima au XVIIIe siècle, et en
montrant aussi le même moment pour couper le processus
migratoire, dans la dernière décennie du XVIIIe
siècle.
Graphique
1.Un pourcentage de Français dans les registres paroissiaux de
Calamocha (1530-1791).
Les rythmes marqués par les
courbes de décès et de mariages sont très
similaires, en reflétant les relations étroites que les
émigrants maintiennent entre eux.
Plus grande est la
population flottante, travaillant et vivant plusieurs mois ou
années dans cette localité, plus grandes seront les
possibilités à ce qu'ils connaissent une femme et
décide de se marier, en apparaissant de cette façon dans
le registre de mariages.
Mais aussi on peut argumenter à
l'inverse. À mesure qu'augmentent les Français qui
résident à Calamocha, mariés avec des natives,
plus grandes seront les possibilités qu'ils appellent leurs
frères, cousins et autres parents pour qu'ils viennent
travailler en Aragon, en augmentant de cette façon
l'émigration temporaire.
a)
Le 16e siècle et les premières décennies du 17e.
L'émigration française à destination de Calamocha
commence à une époque très récente.
Les
deux premiers décès datent un en mars et un en avril
1533, et correspondent à deux jeunes hommes de nom inconnu.
Cette présence étrangère, jusqu'à la
décennie de 1560-69, n'a pas de répercussion dans les
registres de mariages, mais il n'y a aucune raison pour ce fait puisse
être attribué à une insuffisance d'information.
Entre 1570 et 1619 une légère augmentation des
décès est constatée (avec un maximum dans la
décennie de 1580), et les pourcentages de mariages sont
consolidés à quelques niveaux significatifs.
Pour ce
que nous savons des autres lieux, l'arrivée de Français
était déjà très importante pendant la
première moitié du 16e siècle, surtout celle qui
s'adressait aux villes, mais qui aura aussi son effet dans le monde
rural.
Les classes sociales plus nécessiteuses sont les plus
affectées. Il s'agirait de vagues de pauvres misérables
désireux de vendre leur force de travail aux meilleures
conditions. À cette époque, quand elle se diffuse,
l'utilisation du mot un
Français est écrite déjà dans
quelques registres paroissiaux aragonais 21.
La documentation ne
permet pas de vérifier les motifs de ce mouvement migratoire
vers Calamocha. À un niveau général, il faudrait
chercher les causes tant en France, où se produit une hausse
incontrôlée des prix qui pousse à la misère
de nombreuses personnes 22, comme dans le territoire aragonais
où existe une croissance économique sans comparaison
jusqu'alors.
b) La
deuxième époque, entre 1620 et 1669, nous
apporte une plus grande intensité dans le processus migratoire.
La présence de Français est plus régulière
et importante, supérieure à 2,5% du total
décès, pour atteindre le maximum dans la décennie
des années 1630, avec 4%. Une augmentation remarquable
apparaît aussi dans les mariages, au moins dans la
décennie des années 1620, mais ils disparaissent
radicalement à partir de 1633, sans que nous ne sachions
clairement les raisons de cette différence de comportement entre
les deux courbes.
Si nous observons sur la situation de l'Aragon
pendant le deuxième tiers du 17e siècle, il est difficile
de pressentir les raisons de l'augmentation migratoire, surtout si nous
la comparons avec la période précédente. Le
royaume souffrait d'une crise économique profonde, il a
été durement touché par une grande famine continue
et des épidémies ; une augmentation des impôts a
été constatée pour participer au paiement du
service voté en 1626. Cependant, des émigrants
français ont continué d'arriver, et leur nombre a
même pu augmenter.
Dans son ensemble, la situation aragonaise
devait être meilleure que celle existant dans d'autres
régions de la France, puisque c'est seulement de cette
façon que l'on peut expliquer une prolongation du mouvement
migratoire.
Quelques auteurs ont situé la fin du cycle
migratoire français autour de l'année 1635, date qui
coïncide en France avec la fin du long mouvement de hausse des
prix et avec le commencement de longues hostilités entre les
royaumes d'Espagne et de France, pendant toute la deuxième
moitié du 17e siècle 23.
À partir du
commencement de la guerre de Trente Ans, la chute des contrats de
mariage d'origine française est générale dans tout
l'Aragon, et constatée à Barbastro, Sariñena,
Huesca, Alcañiz et aussi à Calamocha. La guerre n'offrait
pas les conditions favorables pour les unions matrimoniales. Cependant,
les guerres continues entre les maisons des Asturies et des Bourbons ne
sont pas arrivé à couper les mouvements migratoires et
les échanges commerciaux 24. Dans le cas de Calamocha, comme
nous indiquent les registres des défunts, la présence
d'émigrants se maintient aux niveaux très
élevés jusqu'à la décennie 1660, en
surpassant les difficultés des deux décennies
d'affrontements militaires.
Un sujet intéressant
est le remplacement possible des Maures.
À partir
du mouvement mis en évidence par les observations de Jordi
Nadal, l'émigration se dirigeait vers le royaume d'Aragon avec
l'expulsion des Maures en 1610. Le vide démographique
créé par l'expulsion a pu favoriser l'implantation
d'émigrants dans des localités aragonaises
précises, bien qu'il semble que la relation entre la sortie des
Maures et l'arrivée des Français n'a jamais
été directe 25. La présence mauresque dans
Calamocha était pratiquement inconnue, et l'arrivée de
Français, dans aucun cas, n'a pu les substituer.
c) Entre les années 1670 et 1791 une
troisième étape est appréciée dans le
processus migratoire, caractérisée par la prolongation du
courant migratoire français, cela à de plus bas niveaux,
en dessous de 1% des décès et contrats de mariages. Le
changement de tendance est observé clairement à partir
des années 1670, avec une diminution brusque des Français
enregistrés dans les livres de défunts. La cause de cette
inflexion a quelques origines. La monarchie espagnole est entrée
dans une nouvelle guerre contre la France, en décrétant
en 1667 un embargo dur contre les Français résidant dans
le royaume, en l'accompagnant d'un ordre d'expulsion s'ils ne se
soumettaient pas, en supposant qu'il ne s'accomplirait pas, il
générait une atmosphère hostile envers les
étrangers.
Aux
émigrants qui sont restés des dons considérables
ont été exigés pour supporter les frais militaires.
De plus, les Cortes aragonais ont commencé à limiter la
présence de la colonie française dans les réseaux
commerciaux en leur en imposant restrictions et des
réglementations. En 1684 il leur a interdit d'ouvrir des
magasins et de commercialiser leurs produits s'ils n'étaient pas
mariés avec des natifs du royaume. Un changement est aussi
observé dans les sentiments que le peuple aragonais montre
envers les Français, en passant de l'indifférence
à une aversion évidente.
La conjonction de ces
mesures a réussi à limiter le pouvoir marchand des
Français et il a freiné l'émigration, mais il n'a
pu arrivé à la couper, puisque le flux a continué
pendant tout le siècle suivant.
La guerre de Succession a
provoqué de nombreux ennuis à la colonie française
qui résidait à Calamocha, dans la brève
période de domination de l'Archiduc Carlos 26. Ceux qui ne sont
pas partis ont souffert des conséquences de la
répression, sans distinction entre l'émigrant
définitif et le saisonnier.
Antón Rivera,(Antoine
Rivière) marchand natif d'Auvergne et marié en Aragon
avec une native, a vu, en 1706, les miquelets mettrent le feu à
une maison qu'il possédait dans Daroca, bien qu'il pût
maintenir intacts les biens immeubles qu'il avait dans Calamocha 27.
Après la guerre, quand la monarchie des Bourbons a
été assise en Espagne, le courant migratoire a repris et
continué, sans grands changements pendant tout le siècle.
Le renforcement des relations entre les couronnes de France et
d'Espagne, reflétées dans le pacte de familles
signé en 1761, facilitera la libre circulation des
émigrants.
d) A la fin du
18e siècle les Français disparaissent
certainement de Calamocha.
Bernard Gre, est mort dans un accident
arrivé en avril 1787, il était le dernier Français
qui apparaît cité dans les livres de défunts. Le
même cas dans les livres de mariages, correspond à Pierre
Delbos, natif à Oposne "
Claramont " qui s'est marié à Calamocha en juin
1791. notez que les Delbos
semblent originaires d'Ally dans le Cantal. nous ne voyons pas à
quel lieu correspond Ospone, on peut considérer Claramont comme
étant le diocèse de Clermont.
À
partir de ces dates nous ne trouvons plus de mention.
La rupture du
courant migratoire a eu des composants politiques et militaires.
Après la Révolution Française un nouveau sentiment
xénophobe s'étend dans toute Espagne en rendant la
situation sociale des français très délicate.
Cette aversion augmente après l'exécution du roi Louis
XVI. En 1791 a commencé l'embargo des biens des
émigrants, en augmentant l'insécurité de cette
communauté.
Finalement, la Guerre d'Indépendance et
l'exaltation du nationalisme espagnol a provoqué la rupture du
courant migratoire. Plusieurs ont décidé de revenir
à leur village d'origine en France, en attendant que la victoire
des troupes impériales permette une hypothétique
indemnisation, puisque dans la fuite ils ont perdu leurs affaires,
ainsi que les capitaux investis, les marchandises emmagasinées
et les biens immeubles qu'ils pouvaient avoir acquis au cours de leur
vie.
Avec la fin de la guerre de l'indépendance beaucoup de
Français sont rentrés en Espagne et ils se sont à
nouveau chargé des affaires anciennes, comme l'ont
démontré quelques études à Segorbe, Valence
et Madrid 28. Mais pas dans toutes les mêmes localités.
La région de Calamocha n'a jamais pu récupérer ce
flux migratoire centenaire. Bien que les Français
soient restés quelques siècles à travailler dans
cette
localité, ils n'y reviendront jamais.
Les
professions des Français
Les activités que les
émigrants français ont réalisées pouvaient
être très variées.
Plusieurs d'entre-eux n'avaient
pas de qualification, et s'occupaient de toutes sorte de
travaux. Ils venaient en Espagne en étant très jeunes, et
apprenaient les métiers au fur à mesure, en changeant
fréquemment de patron et de localité.
D'autres avaient un haut
degré de spécialisation, localisés dans les
grandes villes, s'identifiant normalement comme des migrants de plus
âgés, ils avaient déjà une formation en
arrivant en Espagne. Cette spécialisation a changé avec
le temps qui passe.
Si au cours du 16e siècle les masses
migrantes étaient fréquentes, composées de pauvres
misérables qui fuyaient les guerres et la misère, peu
à peu, ces flux sont devenus plus sélectifs et moins
abondants. Depuis la fin du 17e siècle, et surtout à
partir du 18e, ils ont été remplacés par des
groupes d'émigrants spécialisés,
fréquemment consacrés au commerce et aux activités
artisanales 29.
Cette évolution chronologique entre les
spécialités distinctes des émigrants
s'apprécie en appliquant des critères
géographiques.
Il semble que le territoire de la couronne
d'Aragon, étant le royaume le plus proche de la frontière
française, avec un vide démographique latent, a
été la destination fréquente des groupes
d'émigrants sans qualification professionnelle, s'occupant de
tous travaux agricoles 30.
C'était une coutume depuis
les temps médiévaux que les montagnards
pyrénéens, à l'arrivée de
l'été descendent jusqu'aux vallées de l'Ebro pour
aider en travaux de la moisson, parfois en se déplaçant
avec toute la famille, hommes, femmes, enfants et vieux, en passant
entre huit et dix semaines en Espagne et en revenant au pays une fois
la campagne achevée. 31.
Dans le reste de la
péninsule, plus éloigné de la frontière, la
présence d'émigrants s'estompe dans de petits îlots
urbains, surtout des petits ouvriers et marchands, en étant
moins abondants que les ouvriers agricoles.
Dans le cas
spécifique de l'Aragon nous pouvons affirmer que beaucoup
de Français sont occupés aux activités agricoles
mais trouvons aussi de nombreux artisans et marchands.
Comme Guillermo Redondo, dans la ville de Saragosse vers 1642, les
émigrants français étaient occupés dans des
secteurs très variés, en ressortant numériquement
dans l'agriculture et dans les activités textiles (pelaire?,
tisseur, tailleur, etc...) 32.
De la même façon dans
la ville de Barbastro, où les professions
préférées par les Français étaient
relatives à la transformation en laine, et dans une importante
part : les travaux agricoles 33.
Pour l'ensemble du royaume, y
compris le monde rural, C. Lange a élaboré un
échantillonnage dans lequel ressort la prédominance des
métiers spécialisés, surtout ceux relatifs
à
la transformation textile ; en deuxième lieu les métiers
du secteur primaire : l'agriculture et l'élevage 34.
Selon
ces études, les villes et les gens d'Aragon étaient
demandeurs d'une main-d'oeuvre émigrante pour ces
mêmes activités, dans premier un lieu pour le textile, et
ensuite pour l'agriculture et l'élevage. Ces trois secteurs
correspondaient aux spécialités économiques de
l'Aragon, à une agriculture expansive dans un terrain non
irrigué et intensive dans l'irrigation,
un élevage
très important dans les contrées plus montagneuses, avec
une production significative en laine, qui pouvait être
transformée dans les industries dispersées dans le
royaume, ou être exportée brute vers des centres
manufacturiers européens. Certainement, les émigrants
français sont parvenus à couvrir ces postes qui
existaient déjà préalablement en Aragon et que,
pour divers motifs, ils restaient vacants.
Cependant, les choses
n'ont probablement pas été aussi tranchées. Dans
quelques localités rurales certaines ressources
économiques existaient, méprisées jusqu'alors, et
que les Français ont pu mettre en exploitation. La
localité de Calamocha a abandonné au Moyen- Âge la
prédominance économique agricole importante et le peu de
tradition manufacturière et artisanale. En dehors du secteur
primaire, le reste des métiers était insignifiant.
Cependant, la mention des métiers des émigrants que nous
avons pu trouver dans les sources historiques nous disent
précisément le contraire. Chez les émigrants qui
sont arrivés à Calamocha prédominent d'une
manière absolue les marchands et les artisans.
En utilisant
conjointement les registres paroissiaux, les actes notariaux et les
inscriptions d'étrangers, nous avons élaboré le
tableau nº 2.
TABLA 2
OFICIOS DE LOS EMIGRANTES EN CALAMOCHA (1530-1791)
Profession | Nbre. de Français |
%
|
chaudronnier
| 96 |
39,5 |
marchands | 42 | 17,28 |
autres métiers | 15 | 06,17 |
inconnu | 90 | 37,03 |
Total
| 243 | 100 |
Nous avons pu identifier à 243 français résidant
définitifs, saisonniers ou temporaires à Calamocha durant
les 16e et 18e siècles.
Nous connaissons le métier de
152 d'entre-eux et l'ignorons pour les 91 restants. Probablement, on
pourrait baisser le chiffre de ces derniers travailleurs en modifiant
certains des pourcentages obtenus, mais nous pensons que, dans
l'ensemble, il ne changerait pas la prédominance de certains
groupes professionnels, surtout après l'avoir montré
d'une façon très manifeste.
Les chaudronniers constituent le groupe
plus important, composé de 95 artisans, entre lesquels :
trois
sont "martineires" responsables de la fonte du minerai de cuivre,
42
Français se consacrent au commerce, définis parfois comme
des marchands, soit 17% du total.
En
troisième lieu, loin derrière, un groupe varié
constitué d'artisans, de vendeurs de journaux (6), des bergers
(2), un botiguero, un tapiador et un palero?.
Les
jeunes hommes et les domestiques c'est-à-dire des
Français non qualifiés, sont numériquement
insignifiants.
Certainement, les étrangers que nous trouvons
appartiennent au groupe d'émigrants qualifiés,
très spécialisés pour des travaux
déterminés. Cependant, ils n'ont pas cherché
à occuper des postes déjà existants, mais ils les
ont créés ex-novo, en profitant des ressources naturelles
partagées jusqu'alors et en participant dans la consolidation de
nouveaux réseaux commerciaux.
Dans ce sens,
l'émigration française dans les montagnes
méridionales de l'Aragon, à Calamocha en particulier, et
probablement dans d'autres lieux, ne peut pas être
expliquée uniquement par la théorie du "vide
démographique" qui a besoin d'être couvert, mais elle
devra être abordée comme une partie de la transformation
et du rajustement que découvrait l'économie aragonaise,
d'une tendance "autopointée" au 16e siècle et clairement
dépendant aux 17 et 18e siècles.
Comme le
signale l'historien Torras, pendant le Moyen Âge, en Aragon, une
structure productive a été consolidée,
organisée
à travers des petites villes que
contrôlait le monde rural environnant, en s'appropriant les
excédents agricoles et en offrant des produits
manufacturés. Cette distribution se maintiendra pendant la
Renaissance, renforcée par la propre croissance de l'Aragon,
mais il montrera des contradictions profondes après avoir
changé la tendance économique et quand s'installera la
récession.
Depuis la fin du 16e siècle la division
traditionnelle du travail à une échelle régionale
s'effondre brusquement et voilà qu'elle est substituée
par une organisation économique fondée dans des aires
géographiques beaucoup plus vastes. Les marchands et les
artisans arrêtent de travailler d'une manière exclusive
pour les voisins et ils commencent à commercialiser leurs
produits achetés plus ou moins loin.
Dans ce sens, la
présence d'émigrants français à Calamocha,
s'occupant des métiers ignorés jusqu'alors, a dû
être le résultat de ce changement que certaines zones de
l'Aragon découvraient. 35.
L'évolution des
métiers,
Au cours de l'Âge Moderne, la
présence française à Calamocha a
évolué au cours du temps, en se spécialisant dans
des métiers déterminés et en abandonnant les
autres. Essayons de montrer ce changement dans le tableau 3 et le
graphique nº 2, dans lequel ce sont les Français qui se
présentaient aux notaires de Calamocha pour solliciter un
service. Ces données peuvent être conditionnées par de
nombreuses variables mais, après avoir croisé les
chiffres avec ceux provenant des livres paroissiaux (une planche
nº 1 et graphique nº 1), nous observons une
évolution similaire.
Les deux sources confirment la
même
tendance, étant mutuellement avalisées de cette
façon.
Malheureusement, les sources notariales commencent en
1631 ce qui empêche de connaître la situation
précédente à cette date.
Voyons cette
évolution
différente
historique avec un plus grand détail :
Le groupe de
marchands :
L'apparition de petits marchands, des colporteurs et des
négociants français dans les archives de Calamocha se
maintient à un niveau assez haut au cours du deuxième
tiers du 17e siècle. Ils se consacraient, entr'autres
activités, au contrat d'achat de laine brute. Cette
activité, monopolisée lentement par les Français,
a établi une croissance constante pendant une grande partie du
17e siècle 36. Comme il est constaté dans de nombreux
mémoires renvoyés aux Cortes et au Général
du Royaume, la colonie des marchands français établie en
Aragon a maintenu une croissance constante pendant le 17e
siècle, en arrivant à exercer un monopole authentique sur
une grande partie des routes commerciales aragonaises.
Cette
situation a eu son reflet dans Calamocha, un lieu où sont
arrivés à fonctionner deux lavoirs en laines, auxquels
faudrait ajouter le troisième situé dans la
localité voisine de El Poyo. ????
En
coïncidant avec le
début de l'été, ces lavoirs se remplissaient de
marchands qui au départ avaient acheté la
laine
dans les montagnes d'Albarracín, de Visiedo ou de Gallocanta, et
qui venaient la faire nettoyer.
Ils restaient un ou deux mois dans
la localité, en se logeant comme ils pouvaient dans les propres
pièces des lavoirs ou dans des maisons particulières et,
après avoir recueilli toute la laine nettoyée, ils
quittaient la ville pour reprendre leur voyage. 37. Ce groupe de
marchands, émigrants momentanés et saisonniers en
majorité, sera l'une des causes qui contribuera à
maintenir assez haut le niveau migratoire de Calamocha.
La
présence française tombe brusquement à partir de
la décennie de 1670-79.
La baisse migratoire a
touché
tous les marchands et les colporteurs pour des motifs variés
???.
En 1667, commence la guerre de la Dévolution de Carlos II, comme
mesure initiale, il décrète l'embargo de tous les biens
que les Français possédaient dans le Royaume. Cette
mesure sera appliquée à partir du mois d'août, et
aura de graves conséquences dans Calamocha. L'embargo est
réalisé dans les lavoirs, en confisquant les laines que
les Français avaient là ; ce qui provoquera la
ruine de plusieurs d'entre-eux 38. De plus, en 1675 un don des
marchands français est exigé pour permettre de financer
les frais de la guerre, en leur exigeant plus du triple de ce que
devaient payer les autochtones 39.
La situation se complique
lentement pour les marchands. À partir de la décennie
1670, les Cortes aragonais ont commencé à prendre une
série de mesures législatives pour intégrer les
négociants français en Aragon, en favorisant sa lente
assimilation ou sa substitution par une nouvelle classe bourgeoise
autochtone. Dans les séances de 1678, ils décident de
protéger l'artisanal local en interdisant l'entrée et la
vente de tissus étrangers ce qui provoque la brusque
diminution des échanges entre La France et l'Aragon, et la
disparition de nombreux marchands. Il est aussi interdit aux
Français d'ouvrir des magasins ou des entrepôts et de les
louer, à moins qu'ils ne soient mariés et
domiciliés en Aragon 40. Six ans plus tard, dans les Cortes de
1684-85, on abonde dans le même sens, en leur interdisant de
commercialiser leurs produits, à moins qu'ils ne soient
mariés et vivant en Aragón41. Nous pouvons supposer que
la conjonction de ces mesures répressives et législatives
a été la cause de la diminution de la présence de
marchands français, ou au moins sa réduction à des
niveaux beaucoup plus bas.
Dans la première décennie
du18e siècle les marchands français disparaissent
pratiquement à cause de l'insécurité due à
la Guerre de Succession, mais la situation conjoncturelle changera
quand sera terminé l'affrontement.
La deuxième et
troisième décennie recommenceront à être les
témoins de la présence importante des commerçants
français, qui continueront d'acheter la laine brute pour la
laver dans ( ? ) et la transporter par la suite vers Saragosse, et
probablement de Calamocha vers la France.
À partir du
deuxième tiers du 18e siècle, de façon subite, la
présence française disparaîtra complètement
des archives notariales de Calamocha, bien qu'en réalité
ce processus a dû être plus lent et graduel, en
s'affaiblissant progressivement, parce que des relations plus que
centenaires ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain. La
retraite des marchands français sera accompagnée de sa
lente substitution par les marchands catalans, qui finiront par
contrôler ces routes commerciales, ainsi qu'ils le feront dans le
reste de l'Espagne 42.
À titre d'exemple, pour
illustrer cec : en 1751 meurt à l'hôpital de
Calamocha Josef
Catalán, un marchand originaire de Flix, dans l'embouchure de
Ebro, qui se consacrait à l'achat des matières
premières en l'Aragon pour les envoyer vers la Catalogne.
Les artisans, les
chaudronniers
La présence de nombreux chaudronniers
dans Calamocha s'explique, en premier lieu, par l'existence de mines en
cuivre à quelques kilomètres de cette localité.
En cherchant des renseignements de base de cette activité nous
trouvons quelques inscriptions, en vérifiant pour les
années 1530 et 1540 pour aucune d'entre-elles il
n'apparaît la moindre mention de l'existence d'artisans du
métal, et ce n'est pas à cause d'une insuffisance
documentaire puisque sont représentées beaucoup d'autres
professions (un meunier, un boulanger, etc..) 43.
Probablement, au
milieu de 500 professions, le métier de chaudronnier
était pratiquement ignoré à Calamocha, ou au moins
limité à un ou deux ouvriers au maximum.
À partir du 1630, de
façon spontanée, les nombreux chaudronniers
français commencent à arriver, documentés
tant dans quinque libri comme dans les écritures notariales.
????
Les premiers que nous trouvons ont été Pierre et Guillen
Albarate, des natifs de Méallet, en Auvergne, quand l'un d'eux
s'est marié avec une calamochina ce qui implique qu'il
résidait depuis quelques années en Aragon 44. Ces
pionniers ont ouvert le chemin à plusieurs autres. Comme on peut
le constater dans le graphique nº 2, dans cette décennie
s'installe un courant migratoire très spécifique qui sera
perpétué jusqu'à la fin du 18e siècle, en
n'ayant pas de rupture significative pendant tout ce temps, tous les
chaudronniers français appartenaient à la même
catégorie professionnelle.
Dans la colonie de Calamocha nous
pouvons trouver quelques types d'artisans, à savoir :
- les
chaudronniers fondeurs ou martineires qui travaillent avec le
minerai
pour obtenir des plaques ou feuilles de cuivre,
- les
chaudronniers batteurs, à partir de ces plaques ils
élaboraient les chaudrons
- les chaudronniers
étameurs qui se consacraient au démarchage de
village en village en réparant les vieux chaudrons et en les
étamant à l'intérieur.
En 1686
l'un des émigrants, Antón Ribera,(Antoine
Rivière) décide de construire un "martinet
hydraulique" avec trompe de souffle pour améliorer la fonte du
minerai et de l'élaboration de plaques, en augmentant de cette
façon la production en métal 45.
Cette
décision sera favorisée par la réglementation
approuvée dans le cours de la même année pour
promouvoir l'implantation de nouvelles industries en Aragon, en
octroyant à ses propriétaires le privilège de les
exploiter sous forme de monopole pendant trois ans 46.
Au 18e
siècle ce secteur productif expérimente une nouvelle
expansion avec la construction de deux nouveaux martinets, l'un dans
Luco de Jiloca, au-dessous des mines en cuivre qui
étaient exploitées dans cette localité, et l'autre
à Calamocha 47.
Les deux seront construits par des
Aragonais qui s'initieront de cette façon, par leur
participation, à une activité occupée jusqu'alors
par les émigrants auvergnats.
Comme nous l'avons
signalé, les feuilles de cuivre élaborées dans les
martinets étaient vendues aux chaudronniers batteurs pour que
ceux-ci leur donnent la forme définitive. Ces artisans
étaient des émigrants temporaires qui venaient en Espagne
travailler pendant quelques années consécutives, ils
gagnaient un petit capital et, quand ils le pouvaient, rentraient au
pays. Quelques auteurs font état de cette présence de
petits artisans qui augmente d'une manière substantielle pendant
la deuxième moitié du 18e siècle, et arrive
à son apogée dans les années
précédant la Révolution Française.
Dans le cas des chaudronniers de Calamocha, cette augmentation reste
parfaitement constatée dans les actes notariaux, tel
qu'indiqué dans le graphique nº2, mais son reflet est aussi
dans les autres sources documentaires. ???
Si
nous comparons les
17 chaudronniers saisonniers qui apparaissent dans les relations des
négociants et distributeurs étrangers de 1764 avec 37
inscrits dans les registres d'accomplissement (pascua?) de 1786, nous
constatons qu'en un peu plus de vingt ans leur présence a
doublé. Probablement, l'affluence maximale de chaudronniers
s'est produite vers la fin de 1680, en suivant les rythmes migratoires
qui se poursuivent dans d'autres lieux de l'Espagne 48.
Les
chaudronniers ont disparu à la fin du 18e siècle à
cause de la Révolution Française et de l'Empire.
En
1791, ont commencé les problèmes, un serment de la
fidélité au roi d'Espagne leur était exigé.
Les sorties de France se sont limitées comme une tentative pour
contrôler la propagande séditieuse qui pouvait venir de
France. L'année 1796, devant le durcissement de la guerre, il
est décrété l'expulsion de tous les
Français et la séquestration de leurs biens. La mesure
n'a pas été du goût des autorités
locales, puisqu'elle nuisait remarquablement à l'un des secteurs
productifs les plus dynamiques de la ville 49.
En 1804 quelques
Français continuaient de vivre à Calamocha, mais ils
partiront après l'explosion de la Guerre d'Indépendance.
L'accès au trône d'Espagne du Roi Joseph Bonaparte et le
commencement de la guerre provoquera le départ
général de tous. 50.
En 1814, quand la guerre sera
achevée, les compagnies de chaudronniers français
reviendront à Calamocha, mais ça ne sera plus pareil. Un
courant migratoire ouvert au début du 17e siècle s'est,
définitivement, rompu.
Les aires de provenance
des Emigrants
Les zones montagneuses françaises ont
agi pendant l'Ancien Régime comme d'authentiques usines
à hommes, en élevant quelques enfants qui devraient
abandonner la région pour fournir une main-d'oeuvre à
d'autres régions plus défavorisées d'Espagne.
???
L'appel d'une tyrannie " cerealística" acquiert toute sa
crudité.
Toute crise économique, catastrophe agraire,
changement dans l'activité habituelle des montagnards avait une
très mauvaise répercussion en provoquant une migration
immédiate. Les montagnes étaient des zones en
excédent d'hommes, avec des communications déficientes
sans alternatives au manque de subsistances.
Condamnés
à l'émigration, même avant de naître, les
montagnards français ont créé quelques habitudes
de comportement qui, une fois socialisés, redoubleront
génération après génération.
Plusieurs d'entre-eux ont choisi de se diriger vers les pays
étrangers.
Les
hommes de la Haute-Auvergne occidental, des cantons d'Aurillac, de
Mauriac, Saint-Flour et Pleaux partaient vers l'Espagne avec
beaucoup de facilité, en s'établissant, entre d'autres
villes, à Madrid et Valencia 51.
Depuis Limousin, les serruriers de
Xaintrie et de La Roche-Cavilhac se dirigeaient vers le sud de
l'Espagne, en se concentrant dans certaines villes de l'Andalousie 52.
Au 16e siècle les
zones du Quercy et du Rouergue envoyaient ses émigrants
saisonniers vers la Catalogne, bien que la tendance change à
partir du 17e siècle.
De la région de
Noirétable les hommes partent vers Valence, et les
Savoyards et les Piémontais marchent en masse vers la Suisse,
l'Allemagne et le nord de l'Italie.
Les montagnards des
vallées pyrénéennes passeront vers la
vallée de l'Ebro, en suivant quelques itinéraires
établis depuis des temps immémoriaux, en
s'étendant surtout en Catalogne, Navarre et Aragon.
Les
Français que nous trouvons à Calamocha faisaient partie
de ces mêmes courants migratoires que nous trouvons dans d'autres
lieux de l'Espagne. ?????
Des 243 travailleurs
étrangers qui ont
passé pour cette localité de la Jiloca, nous connaissons
la provenance pour 96 d'entre-eux, nous ignorons l'origine des 147
autres français, une quantité très importante qui
pourrait faire varier certains des pourcentages obtenus, mais non
changer les tendances générales, puisqu'ils montrent une
importante rotation.
tableau 4
Lieux d'origine des
migrants et leurs métiers (1530 - 1791)
Provenance | Chaudronniers | Marchands | Autres | Sin oficio | Total |
Auvergne | 46 |
8 | 0 | 13 |
67 |
Béarn
(Oloron et Lescar) | 0 |
14 | 5 |
15 | 34 |
Tarbes et Comminges | 0 |
0 | 2 | 1 |
3 |
Autre
localité | 0 |
0 | 0 |
2 | 2 |
Inconnue | 50 |
20 | 8 | 59 |
137 |
Total |
96 | 42 | 15 | 90 | 243 |
Comme on peut l'observer, la plupart des
émigrants proviennent d'Auvergne et, en deuxième lieu,
des vallées pyrénéennes, spécialement du
royaume de Béarn (diocèse d'Oloron et de Lescar).
Les
deux zones accueillent à 95% du total des Français ayant
une origine connue.
Mais de plus, ils montrent aussi une
spécialisation professionnelle très spécifique
dans chaque courant.
Chez les Auvergnats le travail de
chaudronniers prédomine, tandis que les Béarnais se
consacrent dans une plus grande mesure au commerce en laine.
Voyons
avec plus de détails ces particularités, en nous
concentrant sur tous les motifs centrifuges qui expliqueraient la
diaspora migratoire française. ????
Les émigrants
auvergnats
Une
grande partie des Français que nous trouvons à Calamocha
proviennent de la Haute-Auvergne occidentale, du canton de Pleaux, et
secondairement des cantons de Saint Flour et d'Aurillac.
Par municipalités nous avons Ally avec 29 émigrants,
Chaussenac avec 15 et Saint Martin Cantalès avec 5 autres, le
reste étant reparti entre Barriac les Bosquets, Escorailles,
Fontanges, Méallet, et les cantons de Pleaux, d'Aurillac et de
Saint Flour.
Ces origines ne sont pas spécifiques du flux
migratoire de Calamocha, mais ils coïncident avec la provenance
des quelques Français que nous trouvons répartis dans
toute l'Espagne.
Ces cantons du nord-occidental de l'actuel Cantal
avaient eu une croissance démographique si importante que,
dépourvus de débouchés, ils se sont vu
obligés de laisser partir leurs hommes chercher une autre vie
ailleurs. Les natifs de ces régions avaient l'habitude
d'émigrer depuis les temps médiévaux, et ils n'ont
jamais eu d'inquiétudes pour sortir du pays, en se dirigeant
vers l'Espagne, les Pays-Bas ou l'Allemagne.
En
1449 nous trouvons neuf chaudronniers auvergnats, Guillermo de
Roche, Pierre et Guinot Dulac, Pierre Puech, Vicente et Antonio du
Cuzol qui se rendaient en Catalogne et en Aragon 53.
À
la fin du 15e Juan Archero, un chaudronnier originaire
d'Aurillac, est arrêté dans Tolède, accusé
d'être un religieux protestant.
En 1578
Guillermo Bayle et Juan Sabi (Savy), marchands originaires d'Ally, ont
été arrêtés à Saragosse
accusés de se regrouper avec d'autres compatriotes pour
pratiquer le luthéranisme 54.
Le courant migratoire des
auvergnats à destination de l'Espagne a continué pendant
tout l'Âge Moderne, en multipliant les références
documentaires de manière significative aux 17e et 18e
siècles.
Rose Duroux a réalisé quelques
échantillonnages en partant d'une documentation de l'hôpital
de Saint Louis des Français de Madrid, et constatant
dans la présence de nombreux Auvergnats originaires des cantons
de Mauriac, Pleaux et Salers 55.
En 1643 le
corrégidor du Cuenca, D. Iñigo Mendoza, informe le
Conseil de l'arrestation de huit Français originaires d'Auvergne
qui se dirigeaient vers la Mancha pour travailler comme chaudronniers
56.
Dans le cas de Valence, plusieurs Français
relevés à la fin du 18e siècle étaient
également originaires des cantons de Mauriac et de Pleaux, des entreprises privées
étaient même organisées pour guider des migrants
temporaires de la France vers l'Espagne et vice-versa.
57.
Comme nous le voyons, tant dans le cas de Madrid que de Cuenca
ou
Valencia, les émigrants auvergnats viennent des mêmes
lieux, aux mêmes dates, qui vont, aussi, dans beaucoup autres
endroits d'Espagne, dont Calamocha.
Toutes ces localités
sont la destination du même courant migratoire.
Dans la
deuxième moitié du 18e siècle l'émigration
des Auvergnats a augmenté, poussés par une succession de
catastrophes agricoles, surtout à la suite des mauvaises
récoltes des années 1769-71. Dans les années
précédant la Révolution Française, nombreux
sont les émigrants de la Haute-Auvergne qui se dirigent vers
l'Espagne, surtout dans le secteur de Valence et de Madrid, tandis que les autres le font vers la Belgique et
vers la Hollande.
Nous les trouvons aussi en Suisse, en
Allemagne et en diverses régions de France 58.
Cette
augmentation du courant migratoire auvergnat est aussi
constatée, tel que nous l'indiquons, dans le cas de Calamocha.
Comme nous le voyons, l'émigration auvergnate en Espagne est un
phénomène multiséculaire qui passe des parents aux
enfants, en se prolongeant pendant quelques générations.
Cette tradition migratoire est d'une telle importance que, dans leur
propre pays d'origine, et dans leur propre famille on les surnomme
populairement Espagnols,
puisqu'ils connaissaient l'Espagne et parlaient parfaitement son idiome
59.
Les chaudronniers
auvergnats étaient réputés depuis la fin du
Moyen-Âge, et étaient présents dans diverses
villes et villages de toute l'Europe, en jouissant d'un monopole
presque absolu dans l'exercice de ce métier. Nous les
trouvons dans de nombreux d lieux de France, d'Alsace, de la Basse
Normandie et des Alpes, et aussi dans des régions et des villes
étrangères comme l'Artois, la Flandre, Madrid, Valencia
et l'Aragon. Cette activité était très
enracinée chez les Auvergnats, mais il n'y avait pas de raison
de style géographique ou logique.
En Auvergne les industries
métallurgiques existaient à peine, et la production de
minerai de cuivre était encore plus petite. Certains martinets
fonctionnaient dans la vallée de la Jordanne et dans les
environs d'Aurillac au 18e siècle alimentés en vieux
cuivre que les migrants apportaient de leurs voyages et, surtout, des plaques de cuivre importées
de Suède et d'Espagne 60.
La chaudronnerie
était un métier typique des émigrants. Chez les
Auvergnats existait une coutume enracinée, héritée
du métier familial, et les parents s'efforçaient
continuellement d'apprendre le travail du cuivre à leurs
enfants, en leur cédant par la suite les outils et
l'activité. Comme il manquait le minerai en cuivre, la
chaudronnerie était un métier pratiqué,
essentiellement, en dehors de l'Auvergne, en cherchant grâce
à l'émigration le lieu le plus adéquat pour
l'exercer près des mines potentiellement aptes pour son
exploitation et le plus proche possible de grands centres
démographiques où il était possible de vendre les
produits. C'est de cette façon que les Auvergnats sont
arrivés à Calamocha, et ont commencé ex-novo un
métier qui n'avait pas ses racines dans cette localité de
la vallée de Jiloca, mais qui disposait de l'expérience,
probablement centenaire, apportée par les émigrants.
Les marchands du
Béarn
Les résidants béarnais dans
Calamocha étaient originaires des vallées d'Ossau et
d'Aspe, des diocèses d'Oloron et de Lescar. Parmi les
localités qui ont eu le plus d'émigrants il ressort en
premier lieu, Sainte Marie de Oloron (12 hommes), suivie par d'autres
petites municipalités proches (Lanne, Arudy, Lestella, Rebenac,
etc..).
De la même façon que nous avons
commenté le cas des Auvergnats, la présence des
Béarnais dans Calamocha n'est pas spécifique à
cette ville, mais elle doit être considérée comme
partie intégrante d'un flux migratoire beaucoup plus vaste, et
avec un caractère clairement multiséculaire. Pendant le
Moyen-âge les Béarnais ont accaparé les
échanges commerciaux réalisés entre les deux
côtés des Pyrénées.
Dans le
diocèse d'Oloron de vraies compagnies marchandes ont grandi
dès le 14e siècle avec l'objectif unique de
commercialiser des produits entre les deux royaumes, organisé
à travers des réseaux de correspondants ou en installant
des Béarnais en Aragon pour mieux contrôler les routes
commerciales.
Ils
acquéraient en Espagne du bétail, des
céréales, du sel, de l'huile, du cuir et, à partir
du 15e siècle, de la laine brute, achetée par des
négociants avant la tonte 61. Ces échanges ont
augmenté dans les siècles suivants, et avec les
marchandises, les hommes ont aussi commencé à affluer.
Comme l'indique C. Lange, la plupart d'émigrants français
recensés en Aragon pendant les 16e et 17e siècles
provenait précisément de ces aires géographiques
62.
Les diocèses d'Oloron et de Lescar ont fait partie,
pendant le Moyen-âge, du royaume de Béarn. Ses dirigeants
ont réussi à maintenir constamment des relations
très étroites avec l'Aragon, renforcées
grâce à des mariages réels.
Les communications à travers des
ports de Somport et de Portalet ont sans doute facilité
ces relations préférentielles.
En 1514 les Seigneurs
du Béarn et le vice-roi d'Aragon ont signé un concorda
dans lequel les Béarnais et leurs marchandises pouvaient
circuler librement en Aragon, avec toute la sûreté que les
autorités locales pouvaient offrir. Les facilités
octroyées par les gouvernants ont renforcé le flux
migratoire entre les deux territoires.
Toutes les zones
montagneuses, d'une manière générale, ont
l'habitude d'accuser un certain déséquilibre entre les
hommes et les ressources. Ces habitants ont l'habitude d'être
pauvres. L'essentiel pour la survie provenait de l'élevage
(reléguée à la zone de montagne) et d'une
agriculture déficitaire dans le Piémont. L'existence des
humains frôlait continuellement la misère, parfois
jusqu'à la rendre quotidienne. Les montagnards du Béarn
ont continuellement cherché de nouvelles ressources pour
subsister, en recourant fréquemment à l'émigration.
Pendant très longtemps, depuis ces zones
pyrénéennes et piémontaises françaises,
l'émigration temporaire a été très
fréquente, des "chalanes", de misérables faucheurs et des
journaliers qui descendaient de la vallée de l'Ebro, pour aider
à amasser les récoltes, en rentrant par la suite chez
eux, une fois la campagne achevée 63.
La croissance de
la population française au courds du 17e siècle a
développé l'émigration, mais, elle a aussi
favorisé l'introduction d'innovations techniques qui ont
transformé, avec le temps, le secteur productif béarnais.
L'extraction de minerai en fer de la mine de Baburet permet l'expansion
des industries métallurgiques de transformation, surtout des
forges qui profitent de l'eau de l'Ouzom pour activer les machineries.
Cependant, le fait le plus remarquable a été le
renforcement d'une vraie industrialisation dans le secteur textile.
Dans la localité de Nay, du fait d'artisans émigrants du
nord de la France, une fabrique s'est établie, elle utilisait la
force des moulins hydrauliques et le foulonnage pour établir des
filatures. Cette énergie sera aussi appliquée
à la teinturerie, en facilitant les travaux de transformation.
L'élaboration des tissus était réalisée
grâce au travail à domicile, en fournissant aux
exécutants la matière première et en recueillant
par la suite le produit terminé.
Ces manufactures, et celles
qui ont suivi, ont profondément renouvelé un travail
traditionnel artisanal de la laine, mais la matière
première, produite par les ovins du Béarn, a
commencé à être très insuffisante. 64.
Le Béarn avait besoin croissant de matières
premières pour ses manufactures naissantes, et les royaumes de
Navarre et d'Aragon se sont mis à les lui fournir.
Les
bonnes relations entre les deux parties de Pyrénées ont
facilité l'augmentation des échanges commerciaux.
La laine est devenue peu à
peu le premier produit qu'exportait l'Aragon vers la France et,
en même temps, l'importation des produits manufacturés a
augmenté, entre-autres les textiles les plus fins.
Pour
faciliter les relations commerciales entre les deux royaumes diverses
compagnies marchandes ont surgi, comme celle fondée en 1556 par
Martín Bernat, de Nantes, associé à Francisco
Vicente, de Saragosse, ou celle constituée de Miguel de
Fonçillas et d'Antonio Verdeger (para mercar pasteles y lanas de
Francia para Spanya y de Spanya para Francia ?).
Plusieurs des
échanges France-Aragon du 16e siècle ont dû
être réalisés à un travers ces compagnies,
en exportant les excédents et en important des produits
déficitaires 65.
Cependant, à partir du 17e
siècle la présence aragonaise dans ces réseaux
marchands commence à disparaître, étant
remplacée par une multitude de petits marchands et de
colporteurs d'origine française qui parcourent
entièrement l'Aragon, à dos de mulets ou avec des petits
chariots, visitant tous les endroits.
Ces marchands
français, qui ne cessent d'être des migrants temporaires,
contrôleront en fin de compte les subtilités commerciales
d'Aragon, soulevant de lourdes critiques de la part des corporations et
de certains membres des Cortes. 66
Presque tous les migrants
béarnais que nous trouvons à Calamocha, comme on peut
l'observer dans la table nº4, se sont spécialisés
dans l'achat en laine brute et dans son transport.
Certains font
partie de réseaux commerciaux plus étendus, en se
consacrant au transport de la marchandise jusqu'à Saragosse pour
la remettre à un patron, ensuite, celui-ci se chargerait de la
diriger vers sa destination définitive, d'habitude en dehors des
frontières d'Espagne. 67.
Les autres, s'ils pouvaient
disposer d'un petit capital propre, travaillaient pour leur propre
compte, et après chaque achat de laine ils se dirigeaient
directement vers la France, en rentrant dans leurs localités
d'origines, pour vendre à des centres manufacturiers leurs
acquisitions.
Ainsi, agissaient Guillén
Artígola et Pierre Miranda, deux des marchands les plus connus
dans les lavoirs de laine de Calamocha, que nous trouvons en 1642
traversant, en 55 occasions, le port de Canfranc 68.
Nous
pouvons supposer que lorsqu'ils retourneront en Espagne, ces deux
marchands amèneront des produits manufacturés pour les
revendre en Aragon, en doublant de cette façon leurs
bénéfices.
À mesure qu'augmente la demande en
laine des centres manufacturiers du Béarn, les migrants
temporaires pour l'Espagne augmenteront, se lanceront pour leur compte
ou
le compte d'une tierce personne, pour acquérir cette
matière première. Plusieurs étaient de simples
muletiers ou colporteurs au pouvoir d'achat peu important, à
peine pouvaient-ils acheter de la laine avec le peu de capital qu'ils
avaient, en les transportant à dos d'une ou deux mules.
Les
bénéfices devaient être assez parcimonieux, juste
pour subsister dans beaucoup de cas.
En mars 1672, est
enterré à Calamocha à un marchand d'origine
française mort d'une colique subite qu'il en est resté
suffoqué . Les marchandises qu'il transportait n'étaient
pas les siennes, puisque il les avait prises à Saragosse,
prêtées par Juan de Mendiviella et il lui devait 280
livres. 69.
Évidemment, á côté de ces
petits marchands, nous trouvons aussi en Aragon de grands marchands,
étrangers et régionaux, mais ceux-ci, contrôlaient
le commerce depuis Saragosse, à peine se permettaient-ils de
voir les lavoirs de laines de Jiloca.
.
La vie
et la mort de l'émigrant
L'émigration
française à Calamocha a été exclusivement
masculine, comme nous pouvons la trouver dans d'autres lieux d'Aragon
70. L'immigration féminine a été pratiquement
inexistante. Presque tous les Français qui se sont mariés
en Aragon ne l'ont fait qu'avec des femmes originaires de cette
localité, jamais avec leurs compatriotes.
Durant les 270 ans
analysés, nous avons seulement trouvé dans les registres
deux femmes françaises, Pabla Brunet en 1586 et Mónica
Cason en 1763,
la première mariée avec un calamochino
et la deuxième, à la manière d'une exception, avec
un émigrant français, le vendeur de journaux Pierre
Barquies.
Les sources ecclésiastiques ne nous disent
quasiment rien de l'état civil et de l'âge des
Français. Nous pouvons imaginer qu'entre les émigrants
prédominaient les jeunes gens, mais le peu de
références que nous avons nuance cette
hypothèse. Entre-autres,
les décès
enregistrés dans
les livres paroissiaux les émigrants se situent entre 30 et 40
ans, et parfois de 50 et 70 ans.
Au sujet de l'état civil de
l'émigrant, nous pouvons supposer qu'ils étaient surtout
célibataires, mais les renseignements obtenus dans les
mêmes registres ecclésiastiques nous indiquent d'une
certaine égalité entre les émigrants
célibataires et mariés. 71
Les autres sources nous
confirment ces premières impressions. Dans les relations des
commerçants et négociants étrangers des
années 1764 et 1765, transcrites dans le tableau nº5, les
résidants se répartissent respectivement 18 et 16
négociants dans les chaudronniers de Calamocha, desquels 8 sont
mariés (2 à l'Aragon et 6 en France) et 2 apparaissent
célibataires, en ignorant la situation civile du reste. 72.
Tableau n°5
Relatif aux chaudronniers français de
Calamocha dans les années 1764, 1765, 1766
1754 | 1765 | 1766 | origine | état civil |
GuillermoVelfan |
|
|
Champell | marié à Calamocha |
Pedro Figuera | Pedro Figuera |
| Ancicha
| marié à
Calamocha |
Anton
Figuera | Anton Figuera |
|
Ancicha |
célibataire |
Anton Sabio | Anton Sabio |
| Escorrailles
| marié
à Calamocha |
Pedro Baldus | Pedro Baldus |
| Ally
| marié à
Calamocha |
Pedro
Cudez | Pedro Cudez
|
| Ally |
marié à Calamocha |
Juan Silva | Juan Silva |
| St Martin |
marié à Calamocha |
José
Baladier |
|
|
|
|
Juan Lavisiera | Juan Lavisiera |
| Ally | célibataire |
Antonio Pagis | Antonio Pagis |
|
Chaussenac |
|
Pedro Pagis | Pedro Pagis |
|
Chaussenac |
|
Pedro Bergeron |
|
| Chaussenac
|
|
Diego Bergeron | Diego Bergeron |
| Chaussenac |
|
Pedro Terrin | Pedro Terrin |
| Chaussenac |
|
Pedro Cudez |
Pedro Cudez Menor |
| Chaussenac |
|
Anton Beutheren | Anton
Beutheren |
| Chaussenac |
|
Juan Maydin | Juan
Maydin |
|
|
|
Anton Trigniac | Anton Trigniac |
| Pleaux |
marié à Calamocha |
| Guillermo Del Fau | Guillermo Del Fau | Champell |
marié en France |
Il semble
que dans le courant migratoire vers Calamocha se mêlent
constamment les jeunes hommes avec les adultes, les célibataires
avec les mariés.
Dans
le cas des chaudronniers auvergnats, il était habituel que les
plus jeunes viennent accompagnés d'hommes plus experts,
probablement un parent ou voisin qui déjà avait fait le
voyage dans d'autres occasions.
Les jeunes hommes
étaient sans qualification ou venaient inscrits comme apprentis,
en constituant une force rudimentaire de travail et qui sera
formé
à travers l'enseignement de ses ainés.
Toutes les
données nous incitent à penser à une
prédominance d'émigration de type saisonnière ou
temporaire. Dans le cas des marchands béarnais leur
présence était, selon l'habitude, très
transitoire. Ils acquièrent la laine dans les montagnes
méridionales, la mènent à laver à Calamocha
et, une fois nettoyée, ils la recueillent et entreprennent
nouvelle marche vers Saragosse ou la France. Leur séjour dans la
vallée du Jiloca se limitait à quelques jours ou, s'il se
produisaient des retards, à des mois.
Le séjour des chaudronniers
auvergnats est d'habitude plus long, en dépassant normalement
l'année.
Comme Poitrineau nous le signale, quelques
familles du canton de Pleaux signaient des contrats matrimoniaux dans
lesquels se précisaient le temps d'absence en Espagne des maris,
on constate que dans 26 des contrats on prévoit une absence de
30 mois, dans 7 une absence de 18 mois et de 3 il est réduit
jusqu'aux 12 mois, en établissant quelques mécanismes de
relève périodique dans lesquels rentraient aussi les
frères et les gendres des contractants 73.
Ces
systèmes d'alternance sont observés avec une plus grande
clarté dans les compagnies marchandes, artisanales ou mixtes que
les auvergnats organisaient, relayant périodiquement les
associés. Parfois, ces alternances peuvent être
pactisées, en essayant de concilier la rentabilité du
processus migratoire (les voyages sont toujours chers) et les
opportunités des parents.
Dans certains cas la
résidence des Auvergnats en Espagne pouvait atteindre les cinq
ou six ans. Les émigrants célibataires n'avaient pas trop
de hâte de rentrer chez eux si l'affaire leur convenait bien et
si le travail le permait, ils allongeaient au maxima possible leur
séjour en Aragon, jusqu'à économiser un petit
capital qu'ils emmèneront en France le moment venu et
commenceront, avec ce pécule, une nouvelle vie dans leur pays
natal.
Pendant le 17e siècle, l'arrivée de
chaudronniers français en Aragon a été si
importante et les séjours si prolongés, qu'en 1684 une
corporation de la ville de Saragosse les a accusé de monopoliser
le métier et de rentrer chez eux en emportant l'argent qu'ils
avaient gagné par leur travail. 74
Il est bien certain que
l'émigrant arrivait en Espagne pour gagner de l'argent avec
l'intention de le rapatrier et de l'investir dans son pays. Les auteurs
de traités espagnols de la fin du 16e siècle et des
débuts du 17e imputaient à cette pratique la cause de
tous les malheurs de l'Espagne. Selon les estimations de Barrionuevo,
les 20 000 émigrants français, qui existait en Espagne en
1650, sortaient par an 60 tonnes d'argent environ 75.
Parfois, l'exportation de métaux précieux était
réalisée personnellement, quand l'émigrant
rentrait réellement ou se déplaçait pour voir sa
famille. Dans d'autres occasions l'argent était remis à
des collègues ou des marchands de confiance, qui le
camouflaient, transformé en marchandises.
Vers le milieu du
17e siècle, Pierre Rivera a remis à Calamocha 5.240
sueldos à la compagnie marchande formée par ses
compatriotes Mateo Paricio et Jean Baboules avec l'obligation de les
rendre à sa famille, résidant à Saint Martin
Cantalès, dans le Cantal. Par la suite, en décembre 1657
il remettra 1.105 sueldos avec la même finalité. Les
bénéfices étaient mutualisés.
La
compagnie marchande obtenait un argent supplémentaire avec
lequel elle augmentait sa capacité exportatrice, et Pierre
Rivera réussissait à envoyer à ses parents de
l'argent camouflé, en évitant les lois aragonaises qui
interdisaient l'exportation des capitaux 76.
L'argent de l'émigrant finissait
en France, investi dans l'achat de biens et d'immeubles, quelques
parcelles agricoles, une maison ou quelques têtes de
bétail.
Mais aussi nous trouvons des artisans et des
marchands mariés en France qui possèdent d'importantes
propriétés en Espagne, un magasin où se loger, si
l'un se marie, un magasin où garder les marchandises.
Jean Courboules, de Mauriac, et Antonio
Chanut, de Drignac, légalement associés dans une
petite compagnie marchande, possédaient à
Báguena, une localité placée dans la vallée
du Jiloca, trois maisons bien meublées et des vignes 77. Ce
n'est pas un fait isolé.
Quand les affaires, que les
émigrants avaient en Espagne, passaient des parents aux enfants,
en maintenant l'émigration pendant des générations
successives, certains de ses membres finissaient par acheter des biens
en
Espagne, bien qu'ils n'aient certainement, jamais pensé
s'établir dans ce pays.
Après
être sorti d'Auvergne, l'émigrant laisse derrière
lui une famille et quelques relations parentales plus ou moins
complexes. Comme son absence durait il avait l'habitude de
déléguer à son épouse, ses parents, ou des
gendres, tous ses droits civils, spécialement pour la signature
des contrats de mariage de ses enfants et pour les contrats d'achat de
biens.
Normalement la délégation de fonction est
légalisée par à une procuration établie
devant un notaire. Cela est très typique dans le noyau familial,
où la souche protège les femmes, les enfants et les
vieux, en limitant les risques de l'émigration. Quand ces
procurations restaient insuffisantes, les émigrants ne
manquaient pas de se présenter aux notaires d'Espagne pour
réaliser des modifications pertinentes.
En janvier
1657 Antonio Rivera, un marchand naturel d'Ally, rencontre un
notaire de Calamocha pour donner une procuration à Marguerite
Pujol, sa femme, habitant à Ally, et à Jean Pujol, son
gendre, habitant de Saint Christophe en Auvergne, pour qu'en son nom
ils puissent concerter le mariage de Jeanne Rivera, en lui donnant
comme dot les biens que tous les deux ont décidés 78.
Quel accueil les
Calamochinos ont réservé aux émigrants ?
Dans
les petites localités on ne constatait pas l'existence d'une
réelle xénophobie antifrançaise, même dans
les moments les plus critiques dans les relations entre les deux
royaumes.
Comme nous l'avons signalé, les Français de
Calamocha occupaient des métiers qui n'avaient pas
d'équivalence sur place, et qui ne provoquaient de concurrence
pour personne. De plus, après avoir logé pendant de
nombreuses saisons à Calamocha, ils laissaient à ses
habitants un revenu très apprécié. Même
certains ont réalisé des affaires en
commun entre Français et Aragonais, comme cela semble
être le cas d'Antonio
Baboules, marchand français et Domingo Marco,
propriétaire d'un botiga (un magasin de vêtements) dans
Calamocha.
Tous les deux rentraient ensemble de Saragosse,
chargés des marchandises, quand ils ont été
assaillis par quelques bandits dans Longares. Ils les ont
enlevés, ainsi que les montures et les vêtements qu'ils
transportaient, et par la suite ils les ont assassinés 79.
L'entente mutuelle entre les deux nationalités est aussi
appréciée dans les lavoirs de laine.
En 1645
le marchand de Saragosse, Sebastián Cabezo a laissé
quelques laines sales dans le lavoir de Vicente Iñigo pour qu'il
procède à son nettoyage. Un mois plus tard il rentre
à Calamocha et constate que ses laines avaient été
écartées pour nettoyer d'autres à la place. Le
marchand s'est fâché, surtout quand le responsable du
lavoir lui a dit qu'il fallait attendre, que d'abord il allait nettoyer
d'autres laines que des marchands français avait apporté.
Sebastián Cabezo, très irrité, est retourné
à Saragosse et deux jours après, est revenu avec des
lettres du Chancelier Royal et de l'avocat fiscal de sa Majesté
par lesquelles ils reconnaissaient la prééminence des
Aragonais à faire traiter ses laines avant celles des
étrangers.
Le responsable du lavoir devait avoir un contrat
avec les Français puisqu'il a réaffirmé sa
position, et il a dit que s'il ne lave pas en premier lieu les laines
qu'il veut, il n'en lavera aucune 80.
Les marchands français
qui arrivaient à ses lavoirs étaient nombreux, et
l'administrateur ne désirait pas se fâcher avec
eux, ils représentaient une partie très important de
son affaire.
Les émigrants ont lié des relations
étroites d'amitié avec leurs voisins.
Mateo Paricio,
marchand de Saint Martin Cantalès dresse un testament en 1673,
en laissant Cristobal Jorcano et Anne Broque, dans le logement
où ils résidaient quand ils venaient à Calamocha,
comme tous les vêtements et autres les joyaux qu'il a
gardés dans sa maison .81
Au 18e siècle Pierre
Vigier, un colporteur natif à Rilhac, a dû partir
précipitamment d'Espagne, et il a laissé toutes ses
marchandises dans la maison d'un voisin de Calamocha, qui lui louait
fréquemment une pièce 82. Les émigrants
français avaient une confiance dans les Aragonais qu'ils
connaissent bien, et celle-ci était probablement
réciproque.
La tradition populaire, et les
légendes qui ont circulé chez quelques Aragonais, ont
créé une très mauvaise réputation pour les
chaudronniers itinérants. Pendant quelques siècles ce
sont les Auvergnats qui ont occupé ce métier, pour
être substitué dans le 19e siècle par des membres
de la race gitane. Ces artisans itinérants ont été
personnages pittoresques et un peu inquiétants. S'ils
étaient jeunes et célibataires, ils profitaient du
commerce en porte à porte pour sympathiser avec les femmes, en
cherchant en premier lieu à séduire l'acheteur potentiel
de ses produits, en faisant étalage de bonnes manières
pour la vente, mais ils avaient aussi la réputation de
poursuivre certaines demoiselles mariables en cherchant sa "dot",
espérant logiquement une stabilité qui les aiderait
à échapper à la misère. Ils avaient aussi
une également réputation de voleurs, tant par leur
mobilité (qui les rendait suspects à tout ce qu'ils
approchaient) que par leur manifeste pauvreté, qui est
toujours la cause principale des délits contre le patrimoine.
Cependant, la réputation ne coïncide pas toujours avec la
réalité. Bien que l'on s'affiche comme de coureurs de
filles, la misère sexuelle de l'émigrant auvergnat
était d'une telle ampleur que plusieurs d'eux ont
commencé à fréquenter les prostituées des
capitales, en contractant quelques maladies vénériennes
qui les obligeront à passer de longues saisons dans des
hôpitaux 83.
Dans leurs déplacements en Aragon,
tant les marchands que les artisans chaudronniers, portaient des
pistolets et mousquetons.
Les assassinats cités d'Antonio
Baboules et de Domingo Marco dans Alongares n'ont pas été
exceptionnels, mais il faisait partie de la violence quotidienne du 17e
siècle.
En juin 1700, un maître fondeur Juan
Aban, de nationalité française, a
effectué un voyage de Calamocha à Molina, probablement
pour voir comme fonctionnaient les martinets en Castille, et a
trouvé la mort en chemin, assassiné par quelques
bandits. 84
Les émigrants avaient fréquemment des
rencontres avec les bandits, spécialement quand ils rentraient
chez eux en France, puisque les voleurs savaient qu'ils étaient
porteurs de l'argent qu'ils rapatriaient. Ils voyageaient toujours en
groupes et très armés, comme le montrent quelques
inventaires. Dans ses déplacements, Jean Cocard
portait toujours un fusil castillan, une épée et un
poignard 85. Au cours du 17e siècle, à mesure que
s'accentuent les affrontements entre l'Espagne et la France, il
était interdit de porter des armes, ce qui représentait
une offense inquiétante après avoir été
très une inscription la taxe de banditisme et le risque de se
trouver assailli pendant les voyages ??.
Cette disposition a
été très contestée, tant et plus que les
impôts contigus à la guerre grevaient les activités
artisanales et marchandes 86.
Bien sûr, mourir en
Espagne préoccupait énormément l'émigrant.
Normalement tous faisaient un testament, chez les notaires de France,
mais ils ne manquaient pas de le modifier ou de le changer devant les
notaires d'Espagne s'il le considérait nécessaire.
Dans les archives notariales de Calamocha nous avons trouvé
quatre modifications testamentaires réalisées par :
en
1644 par Jerónimo Garcelon ,
en 1673 par Mateo Paricio ,
en
1680 par António Rivera et
en
1694 par Juan Bocau .
Les
premiers et troisièmes défunts travaillaient comme
chaudronniers, le deuxième et le quatrième étaient
des marchands. Au sujet de leur origine, les trois premiers venaient
d'Auvergne tandis que le dernier était béarnais 87.
Ces testateurs, pressés par une grave maladie, ont
décidé qu'ils désiraient être
enterrés dans l'église paroissiale de Calamocha (Jeronimo
Garcelon a ajouté, ou dans l'église du village où
il mourrait ), en lui assurant les cérémonies
funéraires habituelles (messe de décès, neuvaine
et anniversaire). L'argent qu'ils ont laissé pour des suffrages
et les messes pour le salut de leurs âmes varient
énormément. Mateo Paricio n'a rien
laissé, en montrant un comportement qui établissait des
doutes certains sur sa possible sympathie pour le protestantisme.
Antón
Rivera délègue la décision dans ce qui
parait le mieux à son frère .
Jerónimo
Garcelon a décidé que trente messes de requiem
devraient être célébrées, quinze
d'entre-elles dans le couvent de San Roque de Calamocha (qui
démontre l'affection et l'attachement qu'il ressentait pour la
vallée du Jiloca, fruit d'une vie passée
pendant de
longues années en Aragon) et l'autre moitié dans la
chapelle de Notre Dame de l'église paroissiale d'Ally, en
Auvergne. Finalement, le jeune homme Juan Bocau est
plus magnanime avec le clergé et, en déduisant un petit
héritage qu'il lègue à ses frères, il a
décidé que tous ses biens seraient dépensés
pour des messes pour le salut de son âme. ?????
Les trois premiers émigrants
étaient mariés, et la plupart de leurs biens
passeront à leurs femmes et enfants.
Jeronimo Garcelon distinguait
les biens qu'il possède en France qui ont
été cédés à sa femme,
Françoise Sabio/Savy, avec l'obligation qu'elle en disposait
pour ses enfants, en distribuant de la manière qui lui
paraît, tandis que les biens qu'il a en Espagne passeront
à son fils François Garcelon, pour qu'il continue le
métier de chaudronnier.
Comme nous avons signalé, le
métier qui occupe l'émigrant a l'habitude d'être
transmis de génération en génération,
indépendamment du caractère saisonnier de
l'émigration.
Mateo
Paricio a laissé comme héritière
universelle sa mère, Isabelle Coderque, résidant à
Saint Martin Cantalès, et si elle mourait avant lui, à
ses héritiers légitimes et légaux selon les lois
d'Auvergne . Ce marchand était marié à Madeleine
Bugana, à qui il donne 200 livres tournois, une monnaie
française, mais par la décision précédente,
d'appliquer les lois de son pays natal, nous pouvons soupçonner
qu'il n'avait pas d'enfants et qu'il ne désirait pas que sa
femme fût héritière (dans le cas où
s'appliquerait les lois aragonaises elle jouirait de l'usufruit par
veuvage).
Antón
Rivera, sa décision a été
complètement différente, en décidant que sa femme
restera usufruitière de tous les biens, en observant un veuvage,
et avec l'obligation de nourrir et de prendre soin de tous les enfants
jusqu'à ce qu'ils contractent mariage.
Comme nous le voyons,
les arrangements sont multiples, et il est impossible de
déterminer un comportement commun à tous.
Le
testament d'Antón Rivera cite sa femme, Catalina Hisset, et ses
deux filles, Marguerite et Marie, et le fils que Catalina Hisset sa
femme a eu et procréé dans mon absence, dont il ignore le
nom, il le considère comme réellement présent bien
qu'il veut exister ici par son un nom, comme si un présent
l'avait, par nommé ?.
L'autre risque de l'émigration
était en fait de laisser une femme enceinte, et ne pas
connaître le nouvel enfant avant quelques années.
L'envoi permanent de correspondance personnelle, dont ont
été conservées quelques lettres dans les archives
françaises, maintenait les émigrants informés, en
relatant régulièrement l'état de ces familles 88.
Les
réseaux de solidarité de l'émigrant
Comme nous l'avons indiqué, deux courants migratoires
différents se rencontrent à Calamocha,
l'un
originaire du Béarn composée principalement de petits
négociants en laine, et
l'autre originaire des cantons
nord-ouest d'Auvergne, formé par de petits artisans
chaudronniers et d'autres marchands.
La coïncidence
principale entre tous ces émigrants a été la
nationalité, représentée dans l'usage d'une langue
commune avec laquelle ils pouvaient se comprendre, et dans le sentiment
de solidarité patriotique qui devenait plus fort quand ils se
trouvaient en terre étrangère.
Cependant, tant par la
tradition culturelle des lieux de provenance que par les
particularités du métier exercées par les
émigrants, les différences entre les deux courants ont
aussi été très remarquables.
L'émigration auvergnate à destination de l'Espagne est un
phénomène de masse, avec une large tradition
multiséculaire qui lui apporte une claire dimension culturelle.
En cela elle se distingue de l'émigration originaire des
Pyrénées, puisque celle-ci se basait dans des composants
individuels, des personnes qui partent seules et qui rarement se
regroupent après être arrivées en Espagne.
Les
émigrants auvergnats, à la différence,
maintiennent des relations étroites entre les compatriotes et,
une fois stationnés dans le pays, mettent en formation des
sociétés compactes qui groupent les parents et les
voisins d'une même une localité. Le flux migratoire
auvergnat se caractérise en mettant en action une série
des règles basées sur la solidarité rurale propre
des sociétés montagnardes.
Ces règles étaient
très simples : le lignage, la parenté, le voisinage et la
communauté des habitants.
Les Auvergnats voyagent en
groupes, travaillent de préférence dans un groupe et ils
vivaient dans des groupes, en rejoignant parents ou voisins du lieu
d'origine.
Cette base familiale est parfaitement ressentie dans les
petits groupes de chaudronniers français que nous trouvons
à Calamocha. Quelques membres de la famille émigrent, ils
exercent le même type d'activité, se regroupent en Espagne
dans la même localité et, de préférence,
dans la même maison, en obtenant, avec une pratique semblable, de
larges bienfaits moraux et matériels.
Pierre Albarate, natif de
Méallet, se marie en 1633 avec une Calamochina ce qui ne
l'empêche pas d'accueillir dans sa maison à son
frère Guillén.
Seban
Fontanges vit avec son frère Pierre dès 1638.
Pierre Rivière ,le
chaudronnier, référencé dès le 1634,
s'associera avec son frère Antón en 1638, qui, par la
suite, prendra son fils. 89
Ces relations familiales,
étroites, expliquent aussi la continuité de
l'émigration au cours des générations.
Jerónimo Garcelon
apparaît domicilié à Calamocha en 1640,
en se consacrant à l'élaboration de chaudrons.
En
décembre de1644, en étant malade, dresse un testament, en
citant comme héritiers légitimes ses enfants François, Jean,
Michel et Pierre, résidants tous à Ally, en
Auvergne. Dans le testament décide que son fils François
devra continuer le métier, en lui laissant tous les biens,
crédits et actions qui lui appartenaient en Espagne , avec
l'obligation de prendre dans sa compagnie son frère Jean, en lui
donnant le nécessaire pour les trois prochaines années et
en lui apprenant le métier de chaudronnier. À la mort de
Jerónimo Garcelon son fils François continuera la
migration, en se rendant à Calamocha, pour continuer le
métier de chaudronnier, mais il parvient à faire venir
tous ses frères, Jean, Michel et Pierre
90.
Nous
trouvons quelque chose de similaire au siècle
suivant avec Jean et Pierre Antoine Ardit, des frères
originaires de Sesenat se
consacrant au commerce toutes sortes de produits. même
problème de nom plus bas
il s'agit très probablement
de Chaussenac dans le Cantal où se trouve un couple Jean
Ardit & Michèle Vergnes début 1700.
En 1782 ils rentrent chez eux et donnent procuration
à des parents qu'ils avaient à Calamocha pour qu'ils
encaissent les dettes. Ils ont pris rendez-vous avec ces parents, Guillermo Mollat, Francisco et Antonio
Ardit, respectivement, neveu, frère et fils de Pierre Antonio
Ardit. Ils sont au total cinq membres du même lignage, et
tous sont seuls en Espagne, sans leurs femmes, pour continuer leur
travail à tour de rôle dans l'affaire, qui est
sûrement familiale. 91
La solidarité et l'appui
entre les émigrants s'applique aussi au niveau de la population
civile.
Après avoir parlé de la provenance des
émigrants nous avons cité que 29 d'entre-eux
étaient originaires d'Ally, 15 de Chaussenac et 5 de Saint
Martin Cantalès, le nombre augmentera sûrement compte tenu
de l'origine de tous les émigrants.
Les Français de
la même localité avaient l'habitude de se diriger vers une
même destination, en favorisant de cette façon la
solidarité du voisinage. L'émigration française,
surtout originaire d'Auvergne, a un vaste contenu de mimétisme
social et grégaire qui contribue à l'augmenter.
Certains des premiers émigrants ont réussi à
s'enrichir, et ils ont commencé à attirer beaucoup de
compatriotes à les suivre dans leur migration en les
convainquant, en agissant à la manière des phares de la
ville, Parfois ces "phares" ou lumières créent des
relations étroites de centralisme, surtout quand les
Auvergnats les plus des pauvres s'adressent aux marchands de la
même nationalité pour solliciter de l'aide 92.
le commerce de la
laine et la transformation du cuivre.
Dans Calamocha nous avons
l'exemple d'Antón Rivera Pougheol, natif d'Ally, qui est
arrivé en Aragon à la suite de son père.
Grâce à ses activités commerciales il a
réussi à accumuler un capital important, et il l'a
investi dans les activités qu'il contrôlait le mieux
c'est-à-dire toutes celles relatives aux besognes de ses
compatriotes Français : le commerce de la laine et la
transformation du cuivre.
En février 1683,
il loue les lavoirs de laine de
Calamocha, et il impose un nouveau dynamisme patronal.
Insatisfait des limitations de l'exploitation dans cette location,
en
1684, il décide d'acquérir la
propriété de la moitié des installations, en
s'embarquant dans un investissement qui absorbera la grande partie du
capital qu'il avait économisé jusqu'alors et en recourant
à l'endettement pour payer le reste.
en 1701,
il achète l'autre moitié du lavoir, exerçant son
absolue propriété.
en 1686, il
s'introduit aussi dans le secteur
de la chaudronnerie, grâce
à la construction d'un martinet pour contrôler le
cuivre à Calamocha depuis les premières étapes de
transformation du minerai, à la fonte et à
l'élaboration de plaques ou feuilles de cuivre.
Ces
investissements lui ont permis d'accumuler un important patrimoine 93.
Depuis sa situation prééminente, Antón
Rivera, a promptement utilisé ses actifs, avec les marchands
français, ses compatriotes, le groupe plus nombreux de ses
clients potentiels, ceux-ci n'ont pas hésité un instant
à le soutenir. Les nombreuses pièces des installations du
lavoir de laine se sont converties en refuge pour de nombreux
Français de passage, en apportant aux émigrants un lieu
où se rejoindre et parler librement dans sa propre langue.
En 1693, un marchand français, Jean
Peyroso, a reçu un coup de poignard. Il a eu un repos
de 30 jours, accueilli et soigné dans le lavoir de Calamocha,
sur le compte d'Antón Rivera, qui n'a rien encaissé pour
le logement, en payant uniquement les médicaments et les soins
personnels. 94.
Antón Rivera a aussi montré une
solidarité de clientèle avec ses compatriotes les
chaudronniers, plusieurs d'entre-eux originaires d'Ally, en leurs
avançant constamment des plaques de cuivre à
crédit, en leur donnant un grand délai pour les lui
payer, avec le risque latent de beaucoup perdre par impayé. 95
Les réseaux sociaux ne se limitaient pas au
clientélisme que les émigrants exerçaient vers les
plus nantis. Les hommes de la Haute-Auvergne qui partent à
travailler en Espagne sentent une attraction impérieuse vers
leur milieu familier et leur province d'origine, vers laquelle ils
rentraient périodiquement.
À moins qu'ils ne se
marient en Espagne, une émigration ne sera jamais
définitive. Et cependant, bien qu'ils soient unis à une
espagnole, ils reviendront à l'occasion dans leur terre natale
pour
visiter leurs parents et amis, ou dévoileront l'existence des
voisins émigrants de leur localité d'adoption, qui leur
ont demandé des nouvelles des parents qui sont restés en
France.
Antonio Triniach (ou
Trignac)était un chaudronnier naturel de Pleaux qui s'est
marié en 1721 avec Inés Lafuente, une voisine de
Calamocha. Ce mariage apportait la nationalité espagnole au
mari, mais cela n'a pas impliqué qu'il devait se dissocier de
ses collègues auvergnats, et encore moins quand existaient
quelques liens professionnels communs. Se marier avec une aragonaise ne
suppose pas qu'il faille abandonner son métier de
chaudronnier. Au bout de quelques années, Antonio Triniach et
Inés Lafuente ont eu un fils, légalement aragonais . Ce
fils s'est marié à Calamocha avec Teresa Sánchez,
et il a ouvert une maison et un atelier de chaudronnerie dans la rue
Réal, en continuant le métier de son père. Il n'a
jamais renoncé aux relations anciennes que son père
maintenait avec les émigrants, et quand venaient des
Français il les accueillait de bonne manière dans sa
maison.
En 1786, il apparaît dans les
répertoires d'enregistrements, 4 compagnies de chaudronniers logeant
dans une maison des Triniach, (il y a, également,
des Triniac à Chaussenac) dormant et mangeant, (soit 12
artisans) 96.
Les émigrants définitifs, et leurs
enfants, n'ont jamais cessé les relations avec les
émigrants temporaires, en maintenant des relations cordiales
pendant quelques générations.
.
Avec les
relations familiales, de clientèles ou de voisinage, ou un
mélange de tout cela, les émigrants français
obtenaient de grands avantages de ces concentrations dans certaines
localités.
Ces réseaux de solidarité
facilitaient les déplacements en faisant baisser les prix, les
rendant moins onéreux, moins aléatoire, et
réduisaient les risques de tous ordres, en mettant en jeu, loin
des lieux d'origine, les réseaux de solidarité familiale
et communautaire. De plus, les déplacements en groupe vers des
villes précises allègent les effets traumatiques dus au
déracinement et contribuent, par un mélange d'âge
et d'expérience de l'émigration, à la
perpétuation du courant migratoire.
Après avoir
marché et résidé ensemble, les Auvergnats
protègent leur propre personnalité, en s'opposant et en
retardant l'acculturation inévitable dûe au lieu qui les
recueille, en contribuant à modeler son esprit et à
maintenir la fidélité à l'héritage culturel
commun.
Le jeu de ces réseaux sociaux que les
émigrants établissent explique une mobilité
interne dans les courants migratoires et les préférences
vers l'un ou un autre lieu.
L'abondante présence
d'émigrants dans une localité, comme par exemple
Calamocha, obéit en premier lieu à des motifs
économiques, puisque sans la possibilités d'obtenir des
bénéfices économiques l'émigration
n'existent pas.
Cependant, ces ressources économiques
existaient aussi dans beaucoup d'autres lieux, parfois avec plus
possibilités d'obtenir de meilleurs rendements, mais cela ne
supposait pas une arrivée automatique d'émigrants. Le
point d'origine et la destination des courants migratoires ne sont pas
déterminé, uniquement, pour des motifs
économiques, mais aussi conditionné par des raisons
sociales. Pour comprendre la préférence des
Français pour quelques localités aragonaises il faut
aussi introduire des arguments sociologiques, comme l'existence de ces
réseaux familiaux et de population civile très compactes
et influentes.
.
Les compagnies
artisanales et marchandes
En plus des
réseaux
familiaux et de voisinage, les Auvergnats ont renforcé les
mécanismes de solidarité grâce à la
création d'associations professionnelles de marchands et des
artisans.
Plusieurs des
émigrants qui se sont dirigés vers l'Espagne, le
faisaient encadrés par des compagnies marchandes ou artisanales,
d'authentiques brigades hiérarchisées, formées par
des collègues et des domestiques, des maîtres et des
apprentis, en mélangeant l'inexpérience des jeunes hommes
avec l'expérience que les adultes avaient déjà
acquise après plusieurs campagnes à l'étranger.
Nous connaissons le fonctionnement de certains des grands groupes
marchands auvergnat grâce aux études
réalisées à Madrid et à Valencia.
Les
plus fameuses sont les compagnies de Navalcarnero, de Chinchón,
l'Alcazar de San Juan y Parla à Madrid, et celle de Segorbe en
Castille, mais elles n'ont pas été uniques, ni
probablement les premières.
L'existence de compagnies
auvergnates est déjà décrite au 17e siècle,
et probablement, il faut remonter les origines jusqu'à une
époque médiévale.
Les compagnies de Madrid se
consacraient principalement à la distribution de textiles dans
toute la zone de la Castille et la Mancha.
La compagnie de Segorbe
était plus limitée, en commercialisant ses produits aux
environs des villes, en se consacrant à la vente de mules, des
chevaux, des objets en cuivre et du vin. 97
Plusieurs
Auvergnats que nous trouvons à Calamocha ont aussi recouru
à ces schémas d'organisation. Le plus fréquent a
été de former une compagnie de commerce grâce
à un pacte verbal ou en recourant à un notaire
français 98. Les règles de fonctionnement étaient
fixées avant de commencer la marche vers l'Espagne, et seulement
dans la supposition d'une dissolution de la compagnie, ou dans la
volonté modifier substantiellement les conditions
établies, on recourra aux notaires espagnols.
Dans les
archives de Calamocha nous avons trouvé quelques
références de l'existence de ces compagnies :
3 actes
de dissolution et 1 de modification.
Au début de
l'année 1632, les chaudronniers Esteban Fontanges et
Jerónimo Garcelon se présentent devant le juge ordinaire
de Calamocha pour l'informer qu'ils avaient une compagnie de
chaudronniers à pertes et à gains formée ensemble
avec Jean Cocard,
et que celui-ci est décédé
brusquement. Comme le défunt n'a pas de parents en Espagne ils
demandent au juge qu'il soit le témoin d'une dissolution de la
compagnie et de la distribution exacte des bénéfices
existant. Après avoir dressé les comptes ils remarquent
que Jean Cocard a mis 243 écus dans le capital social de la
compagnie et il a obtenu 154 écus de bénéfice
d'autre part. Ils devaient donc lui remettre au total 397 écus,
ils le font de la manière suivante :
306 écus pour
des dettes à diverses personnes qui ont dit être les plus
sûres et 46 écus pour diverses marchandises. Sur le reste
du capital lui revenant, ils déduisent les frais de sa maladie
et de son enterrement. Il lui revient aussi divers outils, armes et une
chaise de rotin. 99
Les autres dissolutions sont plus
réduites en information. Mateo Paricio et Juan Baboules,
marchands auvergnats, ont créé en 1655
une compagnie marchande à gains et à pertes. Deux ans
après, en décembre 1657, ils
décident de la dissoudre de façon amiable, en distribuant
tous les biens de la société. Dans l'écriture
rédigée pour cet acte, le capital social de la compagnie
n'est pas indiqué, ils détaillent seulement que l'on doit
931 écus et 22 "sueldos" (?)à différents
débiteurs 100.
Nous n'avons pas, non plus, de données
significatives une dissolution effectuée en avril 1670.
Michel et Georges Garcelon, chaudronniers d'Ally, ils promettent de
payer au troisième associé de la compagnie, à leur
frère Jean, 1.200 sueldos (?) dans 6 versements égaux,
réparti sur deux années, à raison de la part
d'argent et de biens qui lui appartient jusqu'à aujourd'hui , en
lui réservant en plus un panier garni d'outils 101.
L'acte de modification des conditions d'une compagnie, levée fin
du 18e siècle, contient une information beaucoup plus
intéressante.
Les chaudronniers Martin Yschard et
Jean Laveisiere, au nom de tous les émigrants qui
forment la compagnie (le nombre n'est pas détaillé),
comparaissent devant le notaire pour autoriser l'entrée d'Antonio
Baldos, un nouvel associé, en signant l'accord suivant
102 :
La compagnie accepte l'entrée d'Antonio Baldos qui met
dans le capital social 800 pesos.
Pendant les cinq années et
demie prochaines, ce Baldos ne peut demander aucun argent à la
compagnie, à moins qu'il ne souffre de grave maladie, dans ce
cas on lui remettra le nécessaire, tel et comme cette compagnie
a l'habitude.
Passées cinq années et demie, la
compagnie rendra à Baldos les 800 pesos qu'il a mis plus 500
autres pesos de bénéfice (soit au total 1.300 pesos),
étant déduit de ceux-là les sommes qu'il aurait
reçues en cas d'une maladie.
Pendant les cinq ans et demi,
la compagnie s'engage à le maintenir sain, chaussé, avec
des vêtements propres, une barbe faite et du tabac. Au cas
où il souffrirait d'une maladie chronique, la compagnie se
chargerait des frais le premier mois, ensuite ils seront aux
dépens du propre Antonio Baldos.
Si, avant d'accomplir le
délai des cinq ans et demi, Antonio Baldos mourait, on remettra
à ses héritiers le capital social apporté plus la
partie proportionnelle correspondante des bénéfices lui
revenant en fonction du temps qu'il a travaillé dans la
compagnie.
-- Dans le cas où il n'y avait pas d'argent dans
le fond, la compagnie se réserve le délai d'un an pour le
rendre effectivement aux héritiers.
Si, ce délai
écoulé ils n'avaient pas remis les fonds, les
héritiers devront attendre les cinq ans et demi stipulés,
mais ils recevront complètement les 1.300 pesos.
Chaque compagnie artisanale ou marchande avait ses propres
règles qui changeaient en fonction des dimensions de l'affaire
et du temps passé.
À Madrid, par un exemple, les
compagnies auvergnates établissaient une période
d'apprentissage de sept années, à partir delà
chaque associé participait progressivement à la
distribution des bénéfices, en obtenant une plus grande
quantité au fur et à mesure qu'ils acquéraient une
plus grande expérience dans la compagnie 103.
Dans le cas
des compagnies de chaudronniers de Calamocha, comme nous l'avons vu, la
participation restait stipulée à une période de 5
ans et demi, passé ce temps le capital investi est
récupéré et un partie des bénéfices.
Les compagnies se chargeaient de tous les frais de ses associés,
en englobant l'alimentation, les vêtements, les chaussures et
d'autres petits frais comme le tabac et la boutique du barbier.
Les
90 pesos annuels qu'ils touchaient de bénéfice
représentent une quantité assez considérable,
très supérieur à celle qui était obtenue
dans d'autres travaux. De plus, après les avoir touchés
en une seule fois à la fin du contrat, ils obtenaient un petit
capital qui permettrait aux chaudronniers d'acquérir des terres
et des biens immeubles dans leur pays natal ou bien, participer avec
cet argent à la même ou à une nouvelle compagnie.
Dans le tableau n°6 des résidants français
demeurant à Calamocha en 1783 et 1786,
Regroupés en
compagnies, comme il apparaît dans les répertoires
d'enregistrements de ces années. Ces compagnies étaient
formées par un noyau familial (2 ou 3 frères, parents et
des enfants) auquel adhéraient de nouveaux collègues
originaires de la même localité, avec lesquels ils
pouvaient avoir des liens de parenté ou non.
En tout cas des
liens de voisinage existaient toujours. Les noms de famille se
répètent continuellement dans chaque compagnie, Rivas
dans la première, Basset dans la troisième, Perez dans le
quatrième, Lascombes dans cinquième, Ydjar (Yschars) et
Fialex dans la septième et Ardit dans la huitième.
Le
règlement de chaque compagnie, celui-ci est écrit ou
verbal, réglait d'une manière claire l'alternance des
chaudronniers en Espagne. Les uns restaient quelques années, en
exerçant d'une manière continue leur travail, tandis que
d'autres nouveaux entraient dans la compagnie, ou ils rentraient en
France. Les possibilités sont multiples, en incluant le
chaudronnier qui a déjà quelques campagnes en Espagne,
avec ses périodes correspondantes intermédiaires en
France. Pour certain il serait exigé cinq ans et demi de
séjour pour les apprentis, comme nous avons
antérieurement vu, mais cette période pouvait être
modifiée postérieurement. Si nous comparons la
composition des compagnies existantes en 1783 avec celles de 1786 nous
observons des différences très substantielles.
Des 34
chaudronniers présents dans 1783, trois ans après 23
d'entre-eux restaient à leur travail, les 11 manquants sont
probablement rentrés en France. Mais nous trouvons aussi des
gens nouveaux, 14 autres chaudronniers incorporés aux compagnies
déjà existantes à Calamocha, ou même ils
forment une nouvelle, la soi disant huitième compagnie. Les
changements étaient continus, année après
année, mais toujours avec la même stabilité.
Quand les uns rentraient en France, ils confiaient aux autres, ses
papiers, livres et créances pour qu'il continuât l'affaire.
Tableau 6
Compagnies de chaudronniers à Calamocha dans
les années 1783 et 1786
| année 1783 | année 1786 |
1ère
compagnie |
1 | Antonio
Baladier | Antonio Baladier |
2 | Pedro Rivas | Juan Pedro Rivas |
3 | Antonio Servet | Antonio Servet |
4 |
|
Luis Rivas |
5 |
| Guillermo
Baladier |
2ème
compagnie |
1 | Antonio
Bisstez | Antonio Bisstez |
2 | Diego Buen Hombre | Diego Buen Hombre |
3 | Antonio Buyet | Antonio Buyet |
4 | Antonio del Puch | Antonio del Puch |
5 | Pedro Langlada | Pedro Langlada |
6 | Esteban Ret | Esteban Ret |
7 | Pedro Delvoux | Pedro Delvoux |
8 | Juan Antonio Burdiex |
Juan Burnet |
3ème
compagnie |
1 | Joseph
Basset |
Joseph Basset |
2 |
Esteban Basset | Esteban Basset |
3 | Diego Delmax | Diego Delmax |
4 | Estevan Frohera | Antonio Bonriez |
5 | Antonio Mancharet |
|
4ème compagnie |
1 |
Gerónimo Pérez |
Gerónimo Pérez |
2 | Antonio Pérez | Diego Norbiez |
5ème
compagnie |
1 | Cristobal
Desungles |
Cristobal Desungles
|
2 | Guillermo
Baladier | Joseph Saley |
3 |
Juan de Carbon |
|
4 |
Antonio Lascumbas |
|
5 |
Diego Lascumbas |
|
6 |
Pedro Mollat |
|
7 | Joseph N.
|
|
6ème
compagnie |
1 | Guillermo
Duet | Guillermo Duet |
2 |
Pedro Mancharet | Pedro Mancharet |
7ème
compagnie |
1 | Antonio
Baldos | Antonio Baldos |
2 |
Pedro
Cobena | Pedro Cobena |
3 |
Pedro
Fialet |
Pedro Fialet |
4 |
Juan Antonio Fialet | Juan Antonio Fialet |
5 | Martin Ydjar | Martin Ydjar |
6 | Juan Ydjar | Juan Ydjar |
7 | Juan Laviseyra | Pedro Coder |
8 |
| Juan Nobereyra |
9 |
|
Antonio Fialet |
10 |
|
Pedro Fialet
Menor |
8ème compagnie |
1 |
| Antonio Ardit |
2 |
|
Francisco Ardit |
3 |
| Gerónimo
Bisstez |
4 |
|
Guillermo Moritat |
Finalement,
vous remarquez que les compagnies d'artisans n'avaient pas beaucoup
d'associés travaillant en même temps à Calamocha,
oscillant entre deux et dix membres.
Ce devaient être des
entreprises artisanales et commerciales très limitées,
tant humainement que économiquement, manquant de capacité
pour intervenir dans d'autres affaires qui n'étaient pas en
rapport direct avec la transformation et à la vente des
chaudrons de cuivre.
Dans les compagnies que nous trouvons dans la
première moitié du 17e et à la fin du 18e
siècle à peine montrent-ils une évolution
minimale, en maintenant pratiquement les mêmes structures
organisatrices.
Les
compagnies d'artisans auvergnats avaient l'habitude de s'établir
en un lieu fixe qu'ils utilisaient comme base d'opérations, dans
un petit atelier et le magasin qui leur servira de centre de
référence pour organiser les tournées, en
étendant les réseaux commerciaux vers les
localités voisines.
L'existence de quelques
associés dans chaque compagnie permettait de répartir les
fonctions. Les uns resteraient dans l'atelier de Calamocha en
élaborant de nouveaux chaudrons, en utilisant un cuivre jaune ou
rouge. Ils réparaient, aussi les ustensiles en cuivre qu'on leur
portait à l'atelier. Les autres se consacraient à la
vente ambulante, en se déplaçant village en village, en
portant les bassines et les casseroles dans de grandes corbeilles
attachées aux ânes. Ils pratiquaient le commerce sur les
places de foires et de marchés ruraux, sur des marchés
itinérants, en porte à porte et de ville en ville. Ils
arrivaient sur les places, étendaient leurs produits pour les
montrer au public, ils allumaient un foyer qu'ils utilisaient pour
chauffer le métal et pour réparer quelques vieux
chaudrons Souvent, en échange de ces réparations, ils
avaient l'habitude accepter comme paiement d'autres vieux chaudrons,
qu'ensuite ils rapporteraient aux martinets pour les refondre et
obtenir un cuivre noir.
Les chaudronniers émigrants de
Calamocha commercialisaient des produits partout depuis Daroca, en
agrandissant des réseaux vers quelques localités du Bas
Aragon, comme Calanda, Alcorisa, Berge, Fozcalanda, Alcañiz et
Caspe.104. Également, ils se déplaçaient
jusqu'à Saragosse, lieu où ils cohabitaient avec les
artisans de la ville, avec lesquels ils avaient des fréquentes
altercations, et avec d'autres chaudronniers aragonais qui vendaient,
là aussi, leurs produits.
Dans les années 1776 et
1781 la corporation de chaudronniers de Saragosse a
dénoncé Jean Rigal et Esteban Basset,
des émigrants français de Calamocha, vendant dans cette
ville divers chaudrons et jarres, en contrevenant aux règlements
municipaux. Dans les deux cas des procès ont été
déposés en Audience Territoriale, et les deux ont
été gagnés par les deux émigrants
cités, reflétant ainsi, la perte lente du pouvoir
corporatif de l'Aragon au long du 18 siècle. 105
Dans
certaines situations, les compagnies artisanales chercheront avec
détermination l'entrée de nouveaux associés,
puisqu'ils rentraient souvent au pays avec leur argent, cela permettait
de garantir la liquidité des capitaux de l'affaire. Nous devons
avoir à l'esprit que presque tous échanges commerciaux
des siècles modernes se réalisaient sur la base du
crédit, et souvent les dettes finissaient par bloquer de
nombreuses compagnies marchandes.
Dans le cas des
chaudronniers, le recours au crédit s'étend sur tout le
processus productif. Les martinets ont l'habitude de vendre les plaques
de cuivre aux petits chaudronniers avec un compromis : ils payeront
lorsqu'ils auront vendu leurs marchandises. De la même
façon, les chaudronniers vendent leurs produits à
crédit, en obtenant du consommateur la promesse de payer la
dette le plus brièvement possible, parfois en négociant
différents délais.
En 1766, le chaudronnier Antonio
Sabio s'est présenté à l'Audience Royale
en alléguant que quelques habitants du Bas Aragon lui doivent
diverses sommes d'argent après avoir vendu à
crédit des chaudrons et d'autres instruments de son
métier. Les femmes qui les ont acquis ne veulent pas les payer,
en différant la remise de l'argent, et les maris ne font pas
face à ces dettes. Les sommes qui lui sont dues ne sont pas
très grandes, oscillant entre les 6 et 20 réals, mais
pour les toucher, il a effectué de nombreux voyages, d'où
des frais excessifs.
Ce chaudronnier résidant à
Calamocha s'est empressé à l'Audience Royale pour qu'elle
commande aux justices de la ville de Calanda et d'autres cités
dans lesquels il a les crédits, de faire procéder aux
payements, grâce à de brèves procédures.
Le problème dont beaucoup de marchands et artisans
étrangers souffre, surtout ceux qui se consacraient à la
vente en porte à porte, c'est que les clients refusant de payer
les retards, et les quantités étaient si petites qu'ils
ne pouvaient pas recourir aux tribunaux ordinaires. De plus, les
jurés et les juges de différentes localités
avaient l'habitude pencher, dans leurs décisions, en faveur des
habitants, en mettant de nombreux obstacles au paiement rapide des
dettes. Dans un procès ouvert par Antonio Sabio,
une audience lui donne raison, en ordonnant aux Maires impliqués
qu'ils administrent rapidement et sommairement une procédure
contre ceux qui refuseront un paiement conforme au droit, et sans
donner de lieu à de nouveaux recours . Les choses n'ont pas
dû aller en ce sens puisque quelques années plus tard, en
1771, l'obstiné chaudronnier a dû revenir et demander une
protection à l'Audience Royale pour le même motif 106.
Le résultat final de ce système archaïque
basé sur le crédit est que les paiements ont l'habitude
d'être en retard parfois un an ou plus, et quand surgissent des
difficultés conjoncturelles, les problèmes s'accumulent
immédiatement. Les chaudronniers resteront sans toucher ce que
doivent leurs clients et, par conséquent, ne paieront pas non
plus ce qu'ils doivent aux martinets.
Ces pratiques provoqueront
fréquemment la ruine des plus faibles c'est-à-dire des
petits émigrants auvergnats, puisqu'ils n'avaient pas
suffisamment d'espèces pour l'acquisition de matériel, et
tout retard imprévu les jetait dans la misère la plus
complète, en les obligeant à travailler pour les autres
jusqu'au remboursement des dettes 107. Dans ces cas, les réseaux
de clientèles des émigrants recommençaient
à fonctionner, et les maîtres artisans ou les petits
marchands travailleront dans leurs affaires jusqu'à ce qu'ils
puissent rembourser complètement la dette.
Evolution et disparition
de courant migratoire
Quelques auteurs ont
observé que les flux migratoires originaires de France se
transforment au long des siècles modernes.
Les petits artisans et les hommes non
qualifiés, fréquent aux 16e et 17e
siècle, ont évolué de façon plus
avantageuse, en honorables marchands au 18e.
Les
colporteurs se transforment en marchands avec un poste fixe ou
semi fixe, en utilisant un capital monétaire plus important.
Les mendiants et les journaliers itinérants
disparaissent, substitué par des équipes d'artisans
professionnels.
Les chaudronniers des royaumes de
Valence et de Catalogne ajoutent à leurs activités
traditionnelles (le commerce du cuivre) d'autres métiers comme
la vente de mules et de tissus, .
Les chaudronniers
et les merciers ambulants de Madrid commencent à
changer à partir du milieu du 18e siècle, en occupant des
fonctions commerciales plus importantes dans la ville et dans les
localités voisines de La Castille La Mancha.
Dans les
années précédant la Révolution
Française nous trouverons dans toute l'Espagne de petits
commerçants français avec de grands capitaux investis
dans le pays.
Avec le temps ce qui a été une
émigration de masses s'est transformé dans une
émigration élitiste 108.
Pour expliquer cette
évolution des groupes de migrants, les historiens ont l'habitude
de mettre en avant la politique matrimoniale décidée par
les commerçants et les artisans qui résidaient de
manière temporaire en Espagne, en utilisant fréquemment
les pactes entre les familles les plus riches, en favorisant de cette
façon l'apparition d'une certaine élite de marchands.
Cette alliance se produit entre les émigrants qui
fréquentent les mêmes villes et mêmes provinces de
l'Espagne, et qui tissent des alliances pour faire face à des
circonstances délicates : un manque de liquidité sur la
place, la nécessité de cautions, de réponse aux
autorités locales, un transfert de capital, etc.109
Cependant, cette évolution n'est pas ressentie de la même
façon dans toutes les localités fréquentées
par les émigrants français, ou du moins ne suit pas les
mêmes rythmes.
Dans Calamocha la spécialisation des
émigrants était très forte au début du 17e
siècle, et dans le siècle suivant c'est
précisément le contraire qui se produit : sa lente
disparition.
Les marchands et négociants lainiers
originaires du Béarn ont lentement abandonné la
localité à partir de 1730, et ils ont été
remplacés par d'autres groupes qui ne laisseront pas les
mêmes traces ni auront la même répercussion.
Le
long du 18e siècle les lavoirs en laine de la vallée du
Jiloca ont continué de fonctionner, mais ils font
disparaître la référence aux marchands qui
apportaient la laine, les causes de cette omission ne sont pas connues.
Bien que quelques données nous incitent à
considérer la présence de plus en plus fréquente
de Catalans, sans oublier de quelques compagnies de Saragosse qui
agissaient grâce à des correspondants nous ne connaissons
pas avec certitude leur provenance 110.
Certainement, 17e
siècle a été l'époque dorée de la
route lainière qui s'écoulait par Calamocha, avec une
présence continue de négociants français, ce qui a
nécessité la construction d'un nouveau lavoir et à
l'amélioration de ceux déjà existants.
C'est
précisément à cette époque que l'Auvergnat Antón
Rivera réussit à accumuler l'important capital
qui lui permettra de se distinguer, aux siècles suivants, comme
l'une des familles plus nanties de cette localité.
Quelque
chose de semblable arrive avec Jean de
Clavería et son neuve, Jean del Rey,un marchand
originaire de Seona ? il
est probable qu'il s'agisse de Chaussenac,où nous trouvons de
Clavière et del Rey voir
la citation plus haut, qui ont commencé par louer un
lavoir dans Calamocha pour finir par acheter le lavoir de
laine de "El Poyo" et, en 1693, obtenir grâce à
sa richesse un jurisfirma
d'infanzonía ? en Aragon 111.
Quelques
propriétaires calamochinos ont aussi profité du dynamisme
commercial ouvert par les émigrants français, en
participant d'une manière ou l'autre à la route
commerciale lainière, comme c'était le cas de Francisco
Sarte, le Domingo Alpeñés ou Jerónimo
López de Ontanar 112. voir les graffitis au nom de
Fransco Sarte dans le diaporama "Calamocha"
En
revanche, au 18e siècle, nous n'avons pas pu trouver à
Calamocha de marchand émigrant avec l'occasion minimale
d'améliorer sa situation sociale et économique, et de
rentrer à son un pays pratiquement comme il est venu.
Dans
le cas des chaudronniers auvergnats, leur permanence dans la
vallée du Jiloca est plus constante au long des siècles
modernes, en exploitant les
mines, en fondant le cuivre et en élaborant quelques chaudrons
qu'ils vendront après dans les villages voisins.
À la fin du 17e siècle et au commencement du 18e un
certain intérêt est observé pour
l'amélioration de la productivité du secteur grâce
à la construction de quelques martinets pour le cuivre, mais
à partir de ce moment les initiatives ont stagnées. Les
compagnies de chaudronniers étaient de petits groupements
familiaux, formés et dissous en peu d'années en fonction
des intérêts particuliers de ses membres, et ils
manquaient de capitaux et ne s'embarquaient pas sur de nouvelles
affaires.
L'artisan émigrant n'avait pas
intérêt à investir ses économies en Aragon.
Il dépensait le moins possible, pour faire des économies
et de cette façon il obtiendra un petit capital quand il
rentrera dans son pays d'origine.
L'état des mines et
l'éloignement potentiel des marchés grevaient
remarquablement l'exploitation du cuivre. Quelques initiatives ont
existé pour changer la situation, mais elles sont restées
sans suite.
À la fin du 18e siècle Bernardo
Bordás, propriétaire d'un martinet, s'est mis en
contact avec la Société Royale Économique
Aragonaise pour analyser la qualité du minerai et pour
étudier la possibilité d'envoyer des plaques de cuivre
pour les bateaux de guerre qui étaient construits à
Barcelone. On réalise une étude dans laquelle s'exposent
les nombreux problèmes qu'avaient les mines de Calamocha avec
ses inondations continues. 113 Ils ont aussi étudiés les
moyens de transport possible, dans des charrettes jusqu'à
Saragosse et puis de là dans des barques sur l'Ebro
jusqu'à la Méditerranée, ils constatent qu'ils
augmentaient substantiellement le prix du minerais.
En
octobre 1780, quatre arrobas de cuivre ont été
envoyés jusqu'à Barcelone, à raison de 10
réals l'arroba ce qui fait qu'il était meilleur marché d'apporter le
cuivre de Suède que de l'envoyer depuis Calamocha. 114
Ces limitations dans les activités liées au minerai en
cuivre nous permettent introduire une nouvelle variable dans notre
analyse. Certainement, le long de l'Âge Moderne les guerres entre
l'Espagne et la France avaient provoqué dans le flux migratoire
une irrégularité continue, en stimulant ou en limitant le
courant, mais ils n'ont jamais conduit à la rupture
définitive de l'émigration, fait qui survient à
partir de la guerre de l'Indépendance.
La situation change
complètement, parce qu'il sera nécessaire d'introduire de
nouvelles explications. Aux facteurs politico-militaires liés
à la Révolution Française et l'Empire,
décrits ci-dessus, il faudra ajouter un nouveau raisonnement
d'un caractère économique.
À la fin du 18e, et
surtout dans la première moitié du 19e,
l'émigration auvergnate à destination de Calamocha cesse
d'être économiquement rentable, entre autres causes,
l'impasse rencontrée dans le secteur de la chaudronnerie dans la
vallée de Jiloca. Les motifs suivants pourraient être
argumentés : un manque d'investissement de la part de quelques
artisans qui n'ont pas d'intérêt de dépenser leur
argent en Aragon, une forme d'exploitation très archaïque
des petites compagnies artisanales, quelques mines avec suffisamment de
problèmes techniques et des moyens de communication
déficients qui augmentent le prix du produit quand il est
transporté sur marchés lointains.
De plus, dans le
premier tiers du 19e siècle, ont commencé à
être commercialiser à une grande échelle, des
ustensiles de cuisine en fonte qui sont élaborés dans les
hauts fourneaux du Pays Basque, ces produits finiront par
supplanter les ustensiles en cuivre plus délicats 115. Les
Français arrivaient avec l'unique objectif de gagner de l'argent
qu'ils rapatrieront par la suite dans leur pays d'origine. Quand cet
argent arrêtera d'affluer, ou diminuera significativement, les
émigrants disparaîtront de Calamocha.
Ce
n'était un cas isolé de la crise industrielle. Depuis les
dernières décennies du 18e siècle les compagnies
manufacturières placées dans les montagnes de l'actuelle
province de Teruel, surtout les textiles, étaient dans une
réelle décadence, dominées par la concurrence des
nouvelles industries qui surgissaient dans d'autres régions
d'Espagne, spécialement par celles placées en Catalogne.
Les destructions de la guerre de l'Indépendance ont
accentué cette décadence qui se prolongera, sans
solution, pendant les premières décennies du 19e
siècle. 116
Le départ précipité des
chaudronniers auvergnats a provoqué une situation
délicate à Calamocha, comme en d'autres temps les guerres
passées l'avaient provoquée.
Probablement, ils ne
sont pas revenus à Calamocha à cause de la crise profonde
économique qui dévastait plusieurs villages du sud de
l'Aragon depuis des fins du 18e siècle. Les émigrants
ont, certainement, décidé changer leurs habitudes, en
cassant un flux migratoire multiséculaire pour chercher dans
d'autres domaines, une vie avec de meilleures opportunités de
travail.
Les martinets de cuivre de Calamocha continueront de
fonctionner pendant le 19e siècle et les chaudrons, chaque fois
dans une quantité plus petite, finiront par être
élaborés par des autochtones qui supplanteront les
Français. Dans un relevé des métiers
réalisé dans l'année 1834 on cite 15
chaudronniers et 2 martinets, tous natifs à Calamocha.
Aucun d'eux n'est d'origine française, et aucun d'eux n'est
spécialisé dans cette activité,
ils alternent
les travaux agricoles et le chaudronnerie 117.
Relégué en second-plan, le travail du cuivre diminuera
lentement jusqu'à disparaître à la fin du
siècle.
Emilio Benedicto
Gimeno
Abril 2002. XILOCA, 29 / 60
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